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en nombre assez restreint; nous citerons les deux principales.

La première est formée d'un quatrain et d'un tercet. Le quatrain est en rimes féminines et masculines entrecroisées; le tercet comprend deux autres rimes féminines et une rime finale masculine qui correspond aux rimes masculines du quatrain :

Homme, une femme fut ta mère.
Elle a pleuré sur ton berceau;
Souffre donc. Ta vie éphémère
Brille et tremble, ainsi qu'un flambeau.
Dieu, ton maître, a d'un signe austère
Tracé ton chemin sur la terre

Et marqué ta place au tombeau.

(V. HUGO, Odes, 1. IV, п, la Lyre et la Harpe.)

Th. Gautier apporte à cette forme une variante. Au lieu de mettre dans le tercet deux nouvelles rimes féminines et de le finir en triplant la rime masculine du quatrain, il triple, au premier vers de ce tercet, la rime féminine du quatrain et termine la strophe par deux nouvelles rimes masculines:

LES MATELOTS

Sur l'eau bleue et profonde
Nous allons voyageant,
Environnant le monde
D'un sillage d'argent,
Des îles de la Sonde,
De l'Inde au ciel brûlé
Jusqu'au pôle gelé.

(Premières Poésies, p. 294.)

Seconde combinaison. On peut, dans le quatrain, enfermer deux rimes masculines entre deux rimes féminines, et composer le tercet d'une troisième rime féminine, de même nature que les deux précédentes, enfermée entre deux nouvelles rimes masculines. On peut aussi, par une disposition assez semblable à celle-ci, enfermer deux rimes féminines entre deux rimes masculines, dans le quatrain, et former le tercet avec deux nouvelles rimes féminines et une rime finale masculine qui répond aux rimes masculines du quatrain :

LE SOLDAT TURC

Qu'il soit grave et rapide à venger un affront;
Qu'il aime mieux savoir le jeu du cimeterre
Que tout ce qu'à vieillir on apprend sur la terre;
Qu'il ignore quel jour les soleils s'éteindront,
Quand tomberont les mers sur les sables arides;
Mais qu'il soit brave et jeune, et préfère à des rides
Des cicatrices sur son front.

(V. HUGO, Orientales, XV, Marche turque.)

§ IV

Les grandes strophes : de huit, de neuf et de dix vers.. - Leur composition et leur emploi.

Nous arrivons aux combinaisons savantes et développées, aux strophes de grand essor, dont l'ampleur seconde la verve du poète et soutient la puissance des nobles inspirations.

LA STROPHE DE HUIT VERS

On la désigne aussi sous le nom de huitain; mais ce nom ne s'emploie que dans un cas particulier, lorsque la strophe est à l'état isolé et forme un de ces petits poèmes, presque toujours épigrammatiques, que le moyen âge nous a légués et dont il sera question plus loin.

La strophe de huit vers est très ancienne dans notre poésie. Les romances, les pastourelles, les chansons des trouvères lyriques nous en offrent de fréquents exemples. Le Lai de la dame de Fayel, cité dans tous les recueils, est en strophes de huit vers, comme la célèbre Ballade de Villon sur les Dames du temps jadis. Thibaut de Champagne, Gace Brulé, Eustache Deschamps, Froissart, Alain Chartier, Jean et Clément Marot, Ronsard, du Bellay, pour nous borner à des noms très connus, l'ont employée avec une sorte de prédilection. Le plus souvent, alors comme aujourd'hui, elle est en vers isomètres, surtout en octosyllabes. L'alexandrin

serait un peu pesant pour y figurer huit fois de suite; on ne l'y rencontre guère que s'il est joint à des vers plus courts.

La réunion de deux quatrains forme cette strophe. Une ancienne règle, maintenant abolie, prescrivait, bien à tort, de ménager un repos, d'accord avec le sens, entre ces deux moitiés : c'était s'exposer à détruire l'unité de l'ensemble. La strophe la mieux faite est celle qui est la mieux liée et dont aucune partie ne peut se détacher. Entre les nombreuses formes de la strophe de huit vers les différences sont assez légères. La plus simple de toutes est celle qui fait alterner, en les croisant, les rimes masculines et les rimes féminines dans un ordre régulier. La strophe contient alors quatre rimes redoublées, ce qui est le nombre le plus ordinaire. Cette forme est tantôt isométrique, tantôt composée de

mètres différents :

LE CHASSEUR

Je suis enfant de la montagne,
Comme l'isard, comme l'aiglon,
Je ne descends dans la campagne

Que pour ma poudre et pour mon plomb;
Puis je reviens, et de mon aire
Je vois en bas l'homme ramper,
Si haut placé que le tonnerre
Remonterait pour me frapper.

(Th. GAUTIER, Premières Poésies, p. 333.)

Au lieu de croiser toutes les rimes, on peut placer dans le second quatrain un couple de rimes suivies, masculines ou féminines, enfermées entre deux rimes de nature différente. Une autre disposition, très simple aussi, consiste à placer dans le premier quatrain deux rimes masculines entre deux rimes féminines, et dans le second quatrain deux rimes féminines entre deux rimes mascu

lines:

Tu vois qu'aux bords du Tibre, et du Nil et du Gange,
En tous lieux, en tous temps, sous des masques divers,
L'homme partout est l'homme, et qu'en cet univers
Dans un ordre éternel tout passe et rien ne change;

Tu vois les nations s'éclipser tour à tour
Comme les astres dans l'espace;

De mains en mains le sceptre passe;

Chaque peuple a son siècle et chaque homme a son jour. (LAMARTINE, Premières Méditations, x'II.)

Les exemples cités jusqu'ici contiennent quatre rimes différentes; certaines strophes n'en contiennent que trois, dont deux sont triples. L'une des rimes triples se croise avec la rime double dans le premier quatrain et termine la strophe par son dernier vers; l'autre rime triple se place, en trois finales suivies, dans le second quatrain:

Sans monter au char de victoire
Meurt le poète créateur;

Son siècle est trop près de sa gloire
Pour en mesurer la hauteur.
C'est Bélisaire au Capitole :
La foule court à quelque idole,
Et jette en passant une obole
Au mendiant triomphateur.

(V. HUGO, Odes, 1. V, xv.)

On peut aussi placer les deux rimes triples, sous forme de rimes suivies, dans l'un et l'autre quatrain. La rime double leur sert de lien et termine la strophe. Au moyen âge, il existait deux autres formes, l'une contenant trois rimes différentes, l'autre, deux rimes seulement. Dans la première de ces formes, l'une des rimes, ordinairement féminine, était quadruplée, et se croisait avec les deux rimes doubles, masculines toutes deux. La seconde forme, d'une haute antiquité, n'avait que deux rimes qui se croisaient régulièrement, du premier vers jusqu'au dernier. Le Lai de la dame de Fayel en est un exemple.

Le huitain, qui est la strophe de huit vers à l'état isolé et formant une pièce à elle seule, s'écrit sur trois rimes, disposées comme dans la ballade de Villon, sur les Dames du temps jadis1. Il emploie de préférence le décasyllabe ou l'octosyllabe. On peut indifféremment le commencer par un vers masculin ou par un vers

1. Voir Choix de textes de l'ancien français, p. 217. (Eugène Belin.)

féminin. Dans le premier cas, la rime quadruplée est masculine; dans le second cas, elle est féminine. La strophe de huit vers, dans la poésie italienne, s'appelle octave (ottava rima); elle se compose de six vers en rimes croisées et de deux vers en rimes suivies1. Depuis Tasse et Arioste, c'est la forme épique par excellence en Italie, bien qu'on l'emploie aussi en des sujets d'un tout autre caractère. Boccace a passé longtemps pour l'avoir inventée; on sait maintenant. qu'il l'avait empruntée à nos trouvères du treizième siècle. On la rencontre, en effet, dans Thibaut, comte de Champagne. Négligée par la Pléiade, oubliée pendant le dix-septième et le dix-huitième siècle, de brillants essais l'ont fait revivre, mais un peu tard, dans la poésie française de notre temps.

LA STROPHE DE NEUF VERS

Comme la strophe de sept vers, celle de neuf vers est plus rarement employée que les strophes où les vers sont en nombre pair. Elle se compose d'un quatrain ou d'un quintain, ou d'un quintain et d'un quatrain, ou bien encore de trois tercets. De là, plusieurs formes distinctes, qui sont en outre diversifiées par la disposition des rimes et par la mesure différente des vers. En général, la strophe de neuf vers contient quatre rimes dont une est triple; quelquefois ce nombre se réduit à trois rimes. La forme la plus ordinaire est la réunion d'un quatrain à rimes croisées et d'un quintain où la rime triple est mêlée à une rime double, de nature différente :

J'ignorais la trame invisible
De leurs pernicieux forfaits;
Je vivais tranquille et paisible
Chez les ennemis de la paix :
Et lorsque exempt d'inquiétude
Je faisais mon unique étude
De ce qui pouvait les flatter,
Leur détestable ingratitude
S'armait pour me persécuter.

(J.-B. ROUSSEAU, 1. I, Ode VII, Psaume CIX.)

1. De Gramont, p. 204.

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