C'est la vague Sur le bord; C'est la plainte Près d'un mort. (V. HUGO, Orientales, les Djinns.) Mais, à son tour, ce rythme grêle et saccadé devient monotone et assourdissant, dès qu'on le prodigue, surtout dans les sujets d'un ton badin et familier, où le cliquetis des mots cache mal le vide de la pensée. Ces jeux d'esprit, ces tours de force apparents, qui donnent l'illusion de la difficulté vaincue, en entassant des rimes, ne sont qu'un moyen puérilement ingénieux d'éviter la plus sérieuse de toutes les difficultés, qui est d'avoir des idées et du style. Le vers monosyllabique échappe à l'observation; ce n'est qu'une rime. Ces rimes égrénées en de prétendus vers produisent un effet déplaisant par le choc des syllabes toniques qui se suivent sans interruption en se heurtant. Quand ces rimes sont féminines, la dureté du choc en est légèrement amortie. Par exception, le vers monosyllabique se fait accepter, à titre de curiosité, dans quelques pièces d'une fantaisie originale et gaie, où il est joint à de plus grands vers: Parmi les rares passants, Elle erre, comme un chien sans Niche. 1. Banville, p. 11. De Gramont, p. 165. Et les étoiles des cieux, La contemplent de leurs yeux (DE BANVILLE, Nous tous. xI, p. 22.) de Lorsqu'elle se détache tout à coup d'un groupe vers satiriques, cette rime, écho sonore et imprévu, fait sentir le piquant de l'épigramme : Et l'on voit des commis Mis Comme des princes, De leurs provinces 1. Selon la remarque de Banville, le petit vers dit ici le mot qui porte, et lance le trait qui frappe au but. § III Les formes exceptionnelles. Vers de treize, de quatorze, de quinze et de seize syllabes. La raison de leur peu de succès. Ces formes presque inusitées ne datent pas de notre temps, comme on pourrait le croire. Bien qu'il fût très capable d'en concevoir l'idée et d'en tenter l'essai, il n'a pas eu la peine de les inventer; il s'est borné à les imiter. Il existait des précédents, quelques-uns fort anciens, dont il a pu s'autoriser, sans que les échecs subis dans le passé l'aient découragé pour l'avenir. Tobler cite des vers de quatorze syllabes extraits d'une Vie de saint Auban, d'un poème de la Déesse d'amors, et de la Chronique rimée de Jordan Fantosme, qui est du douzième siècle. Ces vers ont toujours la césure après la huitième syllabe, et souvent la partie de huit syllabes se subdivise en deux tronçons de quatre syllabes chacun, avec la quatrième accentuée : Ne flechirai | pur nule mort | tant scit crüele e dure. 1. Quicherat, p. 204. Vers empruntés à Marmontel. Mahom reni, | k'en enfer trait, | ki lui sert e honure; Le vers de quatorze syllabes ainsi coupé est l'équivalent d'un octosyllabe, allongé de l'hémistiche d'un alexandrin. Signalons, sans plus attendre, le principal défaut de ces formes exceptionnelles. Tous les vers qui excèdent le nombre de douze syllabes se heurtent à deux difficultés qu'ils ne peuvent ni éviter, ni surmonter. Ceux de treize et de quinze syllabes sont gênés par ce nombre impair, si contraire à l'équilibre du rythme, et qui crée l'embarras de savoir où placer la césure or celle-ci est d'autant plus nécessaire que le vers est plus long, car seule elle peut en alléger la pesanteur. Dans le vers de treize syllabes, on place ordinairement la césure après la cinquième : Le peuple s'écrie: | oiseaux, nous envions vos ailes... Banville a suivi cet exemple : Le chant de l'Orgie | avec des cris au loin proclame Avec leurs trois accents intérieurs et leurs hémistiches: très inégaux, ces vers ont l'allure d'un boiteux qui se hâte. Baïf n'est pas moins en peine pour équilibrer le vers de quinze syllabes. Il place la césure après la septième, et donne au vers trois accents intérieurs : O des poètes l'appui, | favorise ma hardiesse. La combinaison 7+8 est moins inégale que celle du vers de treize syllabes, 5+8; mais comme elle est plus démesurée, l'ensemble est encore plus lourd. Les vers de quatorze et de seize syllabes, formés de nombres pairs, se divisent facilement, soit en deux hémistiches équivalents, soit en deux parties inégales, 1. Tobler, p. 126, 127. - « Je ne fléchirai pour nulle mort, tant soit cruelle et dure. Je renie Mahomet, parce qu'il conduit en enfer celui qui le sert et l'honore. Je crois en Jésus, c'est Jésus que je réclame; Jésus m'aide et me secoure. » mais dont l'inégalité se rachète par la régularité des proportions. Un poète contemporain a coupé ses vers de quatorze syllabes en deux tronçons dont le premier est de six syllabes et le second de huit : Voici qu'elle reflue, et que, l'une de l'autre écloses, 1 Le rapport de ces deux nombres 6+8 présente évidemment une proportion régulière, puisqu'ils sont l'un et l'autre divisibles par 2; le vers, toutefois, est si long que l'oreille a peine à saisir cette proportion. L'harmonie périt sous le poids des syllabes accumulées. Scar-ron, qui a fait aussi des vers de cette dimension, place la césure après la septième syllabe, ce qui les divise en deux hémistiches égaux, comme des alexandrins : Il fait meilleur à Paris | où l'on boit avec la glace... La combinaison 7+7 est plus rationnelle que la précédente (6+8), et se fait plus aisément accepter. Mais ici paraît la seconde des difficultés signalées plus haut : ces vers démesurés dépassent la moyenne de la mémoire auditive que la nature a donnée à l'homme. Pour produire tous ses effets, un souvenir auditif doit demeurer aussi facile et aussi net que possible; et la première loi du rythme est de se régler sur la portée de ce souvenir. Si l'on passe outre, qu'arrive-t-il? C'est que l'oreille, fatiguée du travail de synthèse que le vers lui impose, traite chaque hémistiche comme s'il était lui-même un vers indépendant. Le long vers semble composé de deux vers partiels juxtaposés, dont le second seul a une rime; et l'unité rythmique n'existe que sur le papier3. Le vers de quatorze syllabes, divisé selon la combinaison 68, équivaut à un vers de six syllabes, allongé d'un octosyllabe; si la césure le coupe en deux hémistiches égaux, il se réduit à la juxtaposition de deux vers de sept syllabes qui ne riment que deux à deux. Il 1. Cité par Guyau, p. 218. 2. Quicherat, p. 548. Guyau, p. 219. 3. Voir, sur ce point, les justes observations de MM. Sully Prudhomme, p. 70, 74, 75; d'Eichthal, p. 40; Guyau, 218, 219. vaudrait mieux séparer ces heptasyllabes mal à propos soudés ensemble et les pourvoir tous d'une rime; le lecteur et l'auteur y gagneraient. Le vers de seize syllabes prend une césure fixe après la huitième, et compte quatre accents rythmiques, y compris celui de la finale: Je me meurs vif, ne mourant point; | je sèche au temps (BAÏF.) [de ma verdeur. C'est un composé de deux octosyllabes, un octosyllabe redoublé. « Il se rapproche du long vers sanscrit, dit M. Guyau; mais il est incapable de se plier au mouvement de la pensée moderne; c'est plutôt une période oratoire bien cadencée qu'un véritable vers. » << Toute innovation désormais tentée dans la phonétique du vers, dit aussi M. Sully Prudhomme, ne saurait aboutir qu'au simple démembrement d'une forme préexistante, ou à un retour à la prose, à moins que l'acoustique ne change1. » Ce mot résume nos observations et clôt la question de ces vers hors de mesure, et hors de l'art, qu'on pourrait appeler des vers cyclopéens. CHAPITRE III Combinaisons diverses des principales formes du vers français. Les poèmes à mouvements variés. Définition des poèmes à forme fixe et des poèmes à mouvements variés. Nombreuses combinaisons des vers de différente mesure. Les vers libres. - Le distique, le tercet, la terza rima, le quatrain. Les stances et les strophes. Stances de quatre, de cinq et de six vers. Strophes à nombre pair; strophes à nombre impair. Formes lyriques les plus usitées; strophes de huit et de dix vers. Les formes rares strophes de onze, de douze, de treize et de quatorze vers, etc. Les vers français de différente mesure peuvent s'unir entre eux et produire, avec une variété presque infi |