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TROISIÈME PARTIE

LES FORMES DIVERSES DU VERS
FRANÇAIS

CHAPITRE PREMIER

Vers où les syllabes sont en nombre pair. L'alexandrin, le décasyllabe, l'octosyllabe; les vers de six, de quatre et de deux syllabes.

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Influence du nombre pair ou impair des syllabes sur le rythme du vers. Faut-il, en mesurant le vers, se servir du mot pied, à l'exemple des anciens? Supériorité de l'ALEXANDRIN. En quoi il ressemble à l'hexamètre antique. Variété des ressources d'harmonie qu'il contient. Genres poétiques où il convient de l'employer. Le DÉCASYLLABE et ses diverses césures. L'harmonie de ce vers est inférieure à celle de l'alexandrin. L'OCTOSYLLABE. Ses libres césures. Du rang qu'il tient dans l'histoire de la poésie française. VERS de SIX, de QUATRE, et de DEUX syllabes. Leurs conditions rythmiques. Doit-on les employer seuls ou combinés avec des vers de mesure différente?

Les formes du vers français, généralement usitées, depuis l'alexandrin jusqu'au vers monosyllabique, peuvent se diviser en deux classes: celle où les syllabes sont en nombre pair, et celle où le nombre des syllabes est impair. Ajoutons-y, à titre d'exceptions ou de curiosités, les vers démesurés, qui contiennent un nombre de syllabes supérieur à douze, et que le commun usage n'a pas adoptés.

La différence que nous faisons ici, entre le nombre pair et le nombre impair des syllabes dans le vers, n'est pas une distinction vaine; elle a sa raison d'être et une importance significative. Comme le dit très. bien M. Guyau, dans ses études sur les lois et la for

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mation du vers moderne, « le plaisir sensible que nous donne le rythme s'accompagne toujours d'un plaisir plus mathématique et intellectuel, celui du nombre : rythmer, c'est compter instinctivement. Tout au moins, sentons-nous le nombre de temps qui constitue le rythme, et les rythmes qui se résolvent dans des nombres pairs ont quelque chose de plus pondéré, de plus stable, de plus pleinement harmonieux pour l'oreille que ceux qui vont par nombre impair1.» Dans ces vers « à nombre impair», où la somme des syllabes afférente à chacun d'eux n'a pas de diviseur commun autre que un, la place des césures est incertaine; la coupe inégale du vers rend le « nombre » moins sensible à l'oreille et le rythme moins régulier2. Telle est la raison de l'ordre que nous suivrons dans cette revue des formes diverses du vers français.

On a pu remarquer qu'en mesurant les vers, en calculant le nombre et la durée des «< temps » dont chacun d'eux se compose, nous employons toujours le mot syllabe», jamais le mot «pied», comme terme de mesure et de comparaison. L'emploi du mot pied convient à la prosodie métrique des vers grecs et latins, fondée sur la longueur et la brièveté des syllabes, parce que, là, un pied peut contenir un nombre très variable de syllabes, selon qu'elles sont longues ou brèves il y a donc nécessité de compter la mesure du vers par le nombre des pieds qu'il contient, et non par celui des syllabes. Qu'est-ce qu'un pied, en grec et en latin? C'est une combinaison spéciale d'un certain nombre de syllabes, à laquelle la longueur ou la brièveté de ces syllabes imprime un caractère propre et distinctif. Aussi, chacune de ces combaisons, chacun de ces << pieds » porte un nom particulier dactyle, spondée, ïambe, trochée, ionien, choriambe3. Selon que tel ou tel pied domine dans un vers, il donne son nom à ce vers. De là ces expressions courantes dont les unes indiquent le pied dominant de chaque vers, et

1. Les Problèmes de l'esthétique contemporaine, p. 181, 182. 2. Sully Prudhomme, p. 65. - D'Eichthal, p. 40. 3. Dactyle: une longue et deux brèves. Trochée une brève et une longue. Ionien: deux longues et deux brèves. une longue.

Spondée deux longues. Iambe: une longue et une brève. Choriambe: une longue, deux brèves,

les autres font connaître le nombre de pieds que le vers contient vers dactyliques, vers ïambique ou trochaïque, ionique, choriambique; vers hexamètre, ou pentamètre, tétramètre, trimètre, c'est-à-dire vers de six, ou de cinq, de quatre, de trois pieds. Ce sont des désignations claires et précises qui déterminent avec netteté la grande variété des combinaisons de syllabes longues et de syllabes brèves dont la prosodie antique est la régulatrice. Dans la versification française, qui ne connaît pas ces complications, le mot «pied » ne pourrait désigner qu'une seule chose, fixe et invariable: la réunion de deux syllabes. Il est plus simple, alors, de compter par syllabes et d'éviter ainsi une double confusion, celle qui naîtrait du souvenir des pieds métriques de l'antiquité, et celle que produirait dans la numération des vers français, une équivoque toujours possible entre le mot «pied » et le mot «syllabe1».

Nous allons examiner successivement les vers dont les syllabes sont en nombre pair, ceux où ce nombre est impair, et les vers exceptionnels ou peu usités qui comptent plus de douze syllabes.

§ Ier.

La supériorité de l'alexandrin.

Nuances variées et délicates de l'harmonie de ce vers. Nombreux genres poétiques où il convient de l'employer.

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Nous connaissons les origines de l'alexandrin; nous avons étudié l'agencement ferme et souple de sa structure intérieure. En expliquant, dans les six chapitres de la deuxième partie, le savant organisme de la versification française, nos plus importantes observations avaient nécessairement pour objet principal la forme

1. Tobler, p. 105, 106. Nos anciens auteurs de prosodies françaises ont employé assez souvent, et fort mal à propos, le mot pied comme synonyme de « syllabe» un décasyllabe est chez eux un vers de dix pieds; un octosyllabe, un vers de huit pieds, etc.

de l'alexandrin qui, de l'aveu des théoriciens et des poètes, est le type par excellence du vers français1. Il nous reste à le comparer aux autres formes rythmiques en donnant les raisons de la préférence unanime qu'on lui accorde.

La supériorité de l'alexandrin sur les autres vers français tient à deux causes : la première est le nombre de ses syllabes; la seconde est la richesse des ressources d'harmonie qu'il possède. Une réunion de douze syllabes, c'est-à-dire de douze sons, ou de douze << temps >> théoriquement égaux en durée, constitue l'alexandrin; ce qui le met de pair, disons-le en passant, avec l'hexamètre antique, composé d'un nombre variable de syllabes, longues ou brèves, dont la somme est égale à douze longues. Selon la remarque très juste d'un esthéticien ce nombre douze, qui régit l'alexandrin, est celui qui satisfait le plus complètement l'oreille, celui qui se prête le mieux à ce compte instinctif qu'elle fait des temps d'où résulte le rythme; il est le seul qui soit divisible à la fois par deux, par trois, par quatre et par six; les rapports des divers membres, entre lesquels on peut le diviser, sont particulièrement faciles à saisir; il offre prise de toutes parts à l'analyse, puisque l'oreille peut le partager en groupes de deux, de trois, de quatre ou de six sons. Enfin, pour emprunter ce qu'il y a de vrai, au point de vue physiologique, dans une remarque capitale de M. Becq de Fouquières, il correspond à peu près au temps moyen de l'expiration 2.

La conséquence de ces observations s'offre d'ellemême à l'esprit. Le groupement harmonieux de douze syllabes, que l'art réunit, pouvant toujours se subdiviser, au gré de la pensée du poète et selon l'effet qu'il veut produire, en fractions dont chacune est, avec le nombre total, dans un rapport régulier, il en résulte que l'alexandrin est, de tous les vers français, le plus favo

1. Becq de Fouquières, p. 305. - De Gramont, p. 72. De Banville, p. 16. 2. Guyau, p. 186. - L'expiration est l'acte naturel, ou physiologique, par lequel la bouche renvoie l'air qu'elle vient d'aspirer. Le temps nécessaire à l'expiration est l'intervalle de temps qui s'écoule entre deux aspirations. Selon M. Becq de Fouquières, cet intervalle est la mesure normale du vers typique et fondamental dans toute versification antique ou moderne. Il est la mesure de l'hexamètre grec ou latin, aussi bien que de l'alexandrin français. Becq de Fouquières, Traité général de versification française, p. 9 et 10.

rable aux nouvelles combinaisons rythmiques qui sollicitent la faculté créatrice du génie. En dépit des déplacements de césure et des variantes hardiment introduites dans les formes traditionnelles, il est aussi celui où la cadence générale du rythme est le plus facilement respectée, comme l'ont prouvé les innovations de V. Hugo. Les douze temps, marqués par les douze syllabes de l'alexandrin, sont égaux en théorie et considérés comme tels; mais, en réalité, la durée de ces syllabes est variable et inégale la voix, qui insiste sur les unes, glisse légèrement sur les autres. La durée des temps est donc inégale aussi, et c'est précisément de cette inégalité que résulte la cadence du rythme. Entre les durées inégales de ces douze syllabes et des temps marqués, il s'établit une sorte de moyenne; les syllabes, tantôt plus lentes, tantôt plus rapides, se compensent l'une l'autre. En résumé, le vers contient une répartition variable de temps partiels, combinée avec la règle du nombre fixe des syllabes, dans un temps total déterminé1.

La forme heureuse de l'alexandrin, à la fois résistante et flexible, n'a pas pour unique avantage l'excellence de ses qualités rythmiques; elle y ajoute un mérite non moins important qui est de contribuer à la puissance de la poésie par les facilités qu'elle procure à l'expression de la pensée du poète. Ce vers si ample permet à l'inspiration poétique les larges développements où éclatent la richesse de l'idée et la chaleur éloquente du sentiment. Moins gêné qu'en tout autre vers par la brièveté de la mesure, par le retour fréquent des temps d'arrêt obligatoires, par la difficulté de varier les coupes et de transposer les césures, le poète, dans les genres élevés, peut se livrer tout entier à l'essor d'un génie fécond, il peut donner à ses conceptions le relief et le coloris du style. D'un autre côté, dans la poésie plus simple, cette même ampleur de la forme du vers se prête avec aisance au ton familier du récit, au laisser-aller naturel de la conversation, aux vivacités du dialogue. Maniée par un talent supérieur, elle n'a rien à envier aux libertés de la prose,

1. Guyau, p. 184. — D'Eichthal, p. 86.

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