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terminaison du verbe. Par exemple, il a été, de tout temps, correct et naturel de dire et d'écrire : peut-il, doit-il, avait-il, etc.; c'est par imitation qu'on a été conduit à placer un t intermédiaire après les troisièmes personnes où la finale est une voyelle, comme dans parle-t-il, voudra-t-il, etc. C'est un t euphonique et analogique.

Selon toute vraisemblance, ce t a dû s'introduire de bonne heure dans le langage courant; mais c'est beaucoup plus tard qu'il a passé dans l'orthographe. Théodore de Bèze, dans son Traité sur la vraie prononciation de la langue française, publié en 1584, dit expressément qu'on écrit parle-il et qu'on prononce parle-t-il1. En prose, ce désaccord entre la parole et l'écriture n'est qu'une anomalie; mais en vers il produit une incorrection let euphonique, intercalé par la prononciation, fausse la mesure, car il ajoute une syllabe en empêchant l'élision de l'e muet final. Prenons pour exemple ces vers du seizième siècle :

Mais d'où provient que ma plume se mesle
D'écrire à vous? Ignore ou présume-elle?

(MAROT, Epitre X.)

Puisse-il par tout l'univers
Devant ses ennemis croistre.

(RONSARD 2.)

Si l'on prononce présume-t-elle, puisse-t-il, dans les deux cas, le vers est faux : le décasyllabe compte onze syllabes, sans même parler de la finale muette à la rime, et le vers de sept syllabes se change, contre l'intention du poète, en octosyllabe, Marot et Ronsard, ont voulu élider l'e de présume et de puisse. Il semble résulter de là qu'en lisant des vers on évitait d'y intercaler le t euphonique qui n'était pas dans le texte même. On sait, d'ailleurs, que, même en prose, dans les discours d'apparat et dans les principales manifestations de la parole publique, la prononciation, au seizième et au dix-septième siècle, n'admettait pas toutes les habitudes du langage courant.

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Des exemples semblables, en assez grand nombre, prouvent qu'au moyen âge, dans ces sortes d'inversions où le pronom se place après le verbe, les poètes élidaient l'e muet final du verbe devant la voyelle initiale du pronom, ce qui rendait impossible, sans incorrection grave, l'emploi du euphonique, comme intermédiaire :

Adonc, commence-elle a flourir.

(Jehan BRUYANT, Ménage, II, 30.)

Le t intercalé, ne peut entrer dans cet octosyllabe, pas plus que dans l'alexandrin suivant :

Un pont ot sus la tour, par dessus quoi passe-on.

(Gaufrey, v. 257.)

On trouve aussi, il est vrai, dans l'ancien français, quelques exemples où l'e muet final du verbe n'est pas élidé devant la voyelle du pronom, mais compté comme une syllabe formant hiatus :

Malaquins de Tudèle, sire, m'appele-on.

(Beuves de Commarchis, v. 3321.)

A male hart puisse-il pendre1.

(Roman du Renart, v. 28033.)

Ici, le t euphonique pouvait s'intercaler sans faute, et peut-être la prononciation l'y faisait-elle sentir. Car il nous paraît très admissible de supposer que les deux façons de prononcer, avec ou sans l'addition du t intermédiaire, aient été employées tour à tour dans ces sortes d'inversions, selon la convenance du poète, ou selon les habitudes locales. En résumé, c'est seulement au dixseptième siècle, à l'époque où l'ordre et la règle, en toutes choses, prenaient la place de la confusion et du caprice, que le t euphonique a passé de la prononciation dans l'orthographe, et qu'on a mis d'accord la parole et l'écriture.

Nous avons vu plus haut que, dans l'ancien français, l'e muet final devant une voyelle initiale pouvait s'élider lors même qu'il était séparé de cette voyelle par le t

1. Le premier de ces vers est un alexandrin. Le second est un octosyllabe régulier.

étymologique. Dans quelle mesure était-il possible d'élider l'e muet final lorsqu'il était suivi, non d'un t, mais d'un s? C'est ce qui n'est pas encore clairement démontré. Les poètes quelque peu scrupuleux ne connaissent point ce procédé; mais il est certain qu'il existait :

Gaufrei ont fet avant a dis mille hommes aler.
(Gaufrey, v. 13.)

Et laissa tant d'autres en estant.

(WATRIQUET, 90, 220.)

As dames plainnes de merci

Ki sont belles et bonnes aussi1.

(Manuscrit de Berne, 54, 5.)

Dans cet alexandrin et dans ces deux octosyllabes, la mesure exige que l'e muet de la finale atone soit élidé par la voyelle suivante, malgré l's qui le sépare de cette voyelle. La licence, un peu forte, que nous signalons n'est pas sans ressembler à celle que se permettent quelquefois les poètes modernes, en supprimant l's final des secondes personnes du verbe ;

Soit que tu vueille espouse me nommer.

(RONSARD, Edit. Becq de Fouquières, p. 205.)

La grâce, quand tu marche, est toujours au devant.

(DESPORTES, cité par Darmesteter et Halzfeld, p. 259.)

L'irrégularité est plus grave, nous en convenons, chez nos vieux poètes; elle nous choque, même au moyen âge; du moins, l'y trouve-t-on très rarement. Elle n'a, sans doute, jamais été ni une habitude générale, ni un procédé autorisé; il y faut voir une simple négligence, entre toutes celles que la facile tolérance de ces temps-là encourageait".

1. «Ils ont fait marcher Gaufrei en avant avec dix mille hommes. «Et laissa tant d'autres debout. » — « Aux dames pleines de grâce, qui sont à la fois belles et bonnes. »

2. Tobler, p. 71-77.

L'hiatus.

CHAPITRE V

L'usage ancien et les règles

classiques. Les libertés nouvelles.

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Différence entre l'élision et l'hiatus. - Définition de l'hiatus. Règle qui l'interdit par quelles raisons elle se justifie. Nullité de l'objection tirée des hiatus formés par le choc des voyelles dans l'intérieur de certains mots. Pourquoi la langue française est plus susceptible d'hiatus que les autres langues. Tempéraments apportés à la règle de l'hiatus. Les voyelles nasales. Les interjections. Locutions où l'hiatus est permis. Partie historique de la question : comment s'est établie la règle de l'hiatus. L'hiatus au seizième siècle. Ronsard et Malherbe. Objections que la règle a soulevées dans nos temps modernes. Changements proposés.

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Il n'est peut-être pas inutile de rappeler en quoi diffèrent l'élision et l'hiatus, et de marquer la transition d'un chapitre à l'autre. Dans l'élision et dans l'hiatus il y a pareillement rencontre de deux voyelles, dont l'une est finale et l'autre initiale: dans le premier cas, la finale s'élide, parce qu'elle est atone, ou muette; dans le second cas, la finale ne s'élide pas, parce qu'elle est tonique ou accentuée. La finale atone s'efface et disparaît devant la voyelle initiale du mot suivant; la finale tonique résiste, et tient bon contre l'initiale; il se produit un choc entre ces deux voyelles, dont l'une termine un mot et dont l'autre commence le mot suivant; ce choc, c'est l'hiatus. L'hiatus est donc le contraire de l'élision; l'élision a pour effet d'empêcher l'hiatus; mais il est des cas, fort nombreux, où, l'élision étant impossible, l'hiatus devient inévitable. Or, l'élision n'est possible que dans la rencontre d'une voyelle atone et d'une voyelle sonore. Une voyelle tonique ou accentuée, ne peut être élidée. Le français moderne ne connaît à vrai dire, d'autre voyelle atone que l'e muet; toutes les autres voyelles sont accentuées, sauf l'a de l'article féminin qui s'élide devant la voyelle initiale du substantif

suivant, l'armée, l'ardeur, l'âme, etc. Exceptons aussi l'i de la conjonction si, placé devant le pronom il: « s'il dit, s'il fait cela », etc. 1. La règle de l'hiatus consiste donc à interdire la rencontre des voyelles finales accentuées avec les voyelles initiales.

Boileau a dit :

Gardez qu'une voyelle, à courir trop hâtée,
Ne soit d'une voyelle en son chemin heurtée.
(Art poét., ch. I, v. 107.)

Il faut bien entendre qu'il s'agit ici des voyelles accentuées, qui ne peuvent s'élider, et non de l'e muet atone, qui s'élide.

Dans l'ancienne poésie, la rencontre des voyelles finales accentuées avec d'autres voyelles initiales était permise; on laissait tout simplement subsister l'hiatus qui en résultait :

Dedevant lui ad une pierre brune.

(Roland, v. 2300.)

Desuz un piu i est alez curant.

(Id., 2357.)

L'hiatus entre deux mots ne paraissait pas alors plus choquant que celui qui se produit, par la rencontre des voyelles, dans l'intérieur de certains mots : clouer, haïr, trahir, créer, chaos, etc. Mais l'hiatus intérieur est loin d'avoir le même caractère de gravité que l'hiatus entre deux mots; la comparaison qu'on fait quelquefois de l'un à l'autre ne repose que sur l'apparence d'une fausse analogie. Aussi est-ce à bon droit que la règle classique condamne le choc, et comme dit Boileau « le concours odieux » des voyelles finales accentuées et des voyelles initiales. Le goût moderne, plus sévère que l'usage ancien, ferme l'entrée des vers à des combinaisons d'expression telles que celles-ci: tu as, tu avais, tu eus, tu auras, etc.; si elle, si on ; à un ami, à elle; il y entre,

1. L'ancien français élidait, en outre, l'a des pronoms possessifs féminins, ma, ta, sa, etc. On disait et on écrivait m'espée, m'espérance, m'amour, t'amie, etc.

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