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d'une simple cacophonie. Changer entièrement les habitudes de l'oreille française est une première nécessité qui s'impose. Cela n'est pas pour décourager nos poètes; ils se flattent de vaincre les résistances, et leur confiance dans le succès à venir est fondée sur cet espoir.

Nous reviendrons, un peu plus loin, sur ce sujet. Nous examinerons, dans un chapitre spécial, la question, devenue très importante, de l'assonance et de l'allitération.

CHAPITRE IV

L'élision. — Les règles classiques et les libertés

du moyen âge.

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L'élision dans Observation sur

Exposé des règles classiques sur l'élision. l'intérieur des mots et la fin des mots. l'élision du pronom le tonique, devant une voyelle initiale. Les libertés du moyen âge: l'e muet final devant une consonne. L'e muet à l'intérieur des mots. L'e muet final devant une voyelle. Singularités de l'usage ancien. — Quel était l'effet du t étymologique sur l'élision de l'e muet final? L'emploi du t euphonique a-t-il été connu du moyen àge?

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Il y a deux sortes d'élision: l'une intérieure, l'autre extérieure. La première se fait au milieu même des mots par une contraction ou synerèse1 qui supprime, dans la prononciation et dans la mesure du vers, un e muet précédé d'une autre voyelle ou d'une diphtongue. Exemple:

Celui qui, suspendant les heures fugitives,

Oublierait que le temps coule encor sur ces rives...

(LAMARTINE, Nouvelles méditations, Ischia.)

La seconde élision se produit à la fin d'un mot, lorsque

1. Mot tiré du grec auvais, substantif verbal de capit, prendre ensemble, ramasser, contracter, resserrer.

l'e muet qui termine ce mot rencontre une voyelle qui commence le mot suivant :

Il s'élève, il retombe, il renaît, il expire.

(LAMARTINE, ibid.)

Outre l'e muet, les voyelles a et i sont quelquefois élidées à la fin d'un mot; mais, dans le français moderne, l'article la et la conjonction si sont à peu près les seuls mots où se rencontrent ces élisions : l'armée, s'il dit.

Nous allons tout d'abord résumer les règles classiques de l'élision intérieure et extérieure; puis nous placerons en regard de l'usage actuel et correct l'usage ancien.

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1° ELISION A L'INTÉRIEUR DES MOTS. Cette élision se produit au milieu d'un certain nombre de mots, dérivés pour la plupart du latin classique ou du latin populaire, et dans lesquels se trouve un e muet, ayant presque toujours pour origine une voyelle a qui appartenait aux mots latins d'où sont sortis ces mots français. Tels sont les substantifs suivants, terminés en ment, et qui ne comptent que trois syllabes: dévouement, dénuement, enjouement, ondoiement, ralliement, aboiement, engouement, reniement, tutoiement, bégaiement, paiement; tels sont aussi certains substantifs dissyllabiques terminés, en erie tuerie, crierie, féerie, soierie. A ces substantifs ajoutons les futurs et les conditionnels de certains verbes : louerai, prierai, paierai, avouerai, envierai, dont les trois premiers sont dissyllabiques et les deux derniers n'ont que trois syllabes. En effet, cet e muet, ainsi placé, et qui ne se prononce pas, n'augmente en rien le nombre des syllabes du mot il se fait, nous l'avons dit, une contraction qui réunit cet e muet à la voyelle ou à la diphtongue précédente, de manière à les confondre

dans une syllabe unique, sensiblement allongée par cette réunion.

C'est là, tout haut du moins, ce qu'il n'avouera pas.

Notre style languit dans un remerciement.

(BOILEAU.)

(ID.)

Avant la fin du jour vous me justifierez.

(RACINE.)

Que tout autre que lui me paierait de sa vie.

(RACINE 1.)

Une contraction du même genre élide ou supprime, dans la prononciation et dans la mesure des vers, l'e muet des finales en aient, qui appartiennent à certains temps des verbes, et celui de la finale en ient du subjonctif pluriel soient. Il en est de même pour la troisième personne du pluriel aient, dans le verbe avoir. Toutes ces finales sont monosyllabiques et, placées à la fin d'un vers, donnent des rimes masculines. C'est ce que nous avons expliqué dans le chapitre premier de cette deuxième partie ".

L'usage, que la règle autorise pour certains verbes Spécialement désignés, peut-il s'étendre par analogie, et s'appliquer à d'autres verbes qui nous présentent des finales semblables où l'e muet ne se prononce pas? Pourrait-on, par exemple, transformer en monosyllabes voient et croient qui se prononcent comme soient, et le pluriel fuient qui sonne comme le singulier fuit? Est-il permis d'y supprimer, par contraction, l'e muet dans la mesure des vers? Nous renvoyons également aux observations déjà faites sur cette question dans le même chapitre3.

Il y aurait, peut-être, quelque sévérité à blâmer comme incorrects les vers suivants, où l'on s'est écarté de la règle en se fondant sur une raison très sérieuse d'analogie :

Tu seras seul aussi, mes laquais ne voient rien.
(A. DE MUSSET, Poésies nouvelles, 195.)

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Avant que tu n'aies mis la main à ta massue.
(V. HUGO1.)

2o ELISION EXTÉRIEURE : L'e MUET FINAL DEVANT UNE VOYELLE INITIALE. · PREMIÈRE RÈGLE. Au lieu de se trouver au milieu du mot, comme dans les exemples précédents, l'e muet peut être placé à la fin, et y rencontrer la voyelle initiale d'un autre mot. Alors, il y a élision; l'e muet final s'efface devant la voyelle qui commence le mot suivant :

Tendre au pauvre qui passe un morceau de son pain.

(LAMARTINE, Nouvelles Meditations, les Préludes.)

Dans un vers classique ou moderne, un e muet final est nécessairement élidé par la voyelle initiale du mot qui le suit; il ne peut subsister et se maintenir en présence de cette voyelle. Il s'élide même dans des cas où une forte ponctuation sépare les deux voyelles, finale et initiale, ou quand le dialogue s'échange entre divers personnages:

Non, vous dis-je, on devrait châtier sans pitié
Ce commerce honteux de semblants d'amitié.

(MOLIÈRE, le Misanthrope, a. I, sc. 11.)

ROXANE

Achève, parle.

BAJAZET

O cicl! Que ne puis-je parler!
(RACINE, Bajazet, a. II, sc. 1.)

L'h initiale, quand elle n'est pas aspirée, est assimilée à une voyelle et n'empêche pas l'élision. Mais l'élision n'a pas lieu quand l'h initiale est aspirée; cette h fait l'office d'une consonne. Voici des vers où l'h est tantôt muette, et tantôt aspirée :

La mort vole au hasard dans l'horrible carrière;
L'un périt tout entier; l'autre sur la poussière,
Comme un tronc dont la hache a coupé les rameaux,
De ses membres épars voit voler les lambeaux,
Et se trainant encor sur la terre humectée,
Marque en ruisseaux de sang sa trace ensanglantée.
(LAMARTINE, les Préludes.)

1. Vers cités par Tobler, p. 44.

Comme l'h aspirée se fait assez peu entendre et ne se distingue pas toujours de l'h muette, surtout dans le langage familier, il arrive que les poètes s'y trompent quelquefois, ou du moins ne sont pas empêchés, même par l'h aspirée, d'élider l'e muet final du mot précédent :

Je meurs au moins sans être haï de vous.

(VOLTAIRE, Enfant prodigue, a. III, sc. iv.)

DEUXIÈME Règle. Lorsque l'e muet final est précédé, dans le même mot, d'une autre voyelle, qui est tonique, comme dans épée, rue, jalousie, tue, rallie, s'écrie, etc., cet e muet ne peut compter pour une syllabe, ni trouver place dans l'intérieur d'un vers, à moins d'être élidé. Il est donc nécessaire de le faire suivre d'un mot qui commence par une voyelle :

O vallons paternels, doux champs, humble chaumière,
Au bord penchant des bois suspendue aux coteaux...
Voir les fleurs du vallon sous la rosée éclore.

(LAMARTINE, les Préludes.)

Par conséquent, des formes plurielles, comme les épées, les rues, ils jouent, ils tuent, et autres terminaisons pareilles, où l'e muet, protégé par des consonnes, ne peut s'élider, doivent être rejetées de l'intérieur du vers, et ne trouvent place qu'à la fin, en qualité de rimes féminines. C'est cette règle qui défend d'assimiler aux formes monosyllabiques des subjonctifs aient et soient, ainsi qu'aux terminaisons en aient des imparfaits et des conditionnels, les finales en ent de certains verbes, qui, dans le corps du mot, sont précédées d'une voyelle tonique, par exemple: voient, croient, prient, supplient, rallient, crient, justifient, tuent, concluent, noient, emploient, etc. Nous avons dit pourquoi il nous semble juste de tempérer la rigueur de la règle par quelques exceptions1: mais, selon la doctrine classique, ces finales ne peuvent figurer dans l'intérieur des vers, ni sous forme de dissyllabes, ni contractées en monosyllabes. Aussi a-t-on blâmé avec raison les exemples suivants empruntés à des poètes du dix-septième siècle 1. Pages 45, 46.

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