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"Car, au nom des dieux, je vous prie, Quel fruit de ce labeur pouvez-vous recueillir? Autant qu'un patriarche il vous faudrait vieillir. A quoi bon charger votre vie

Des soins d'un avenir qui n'est pas fait pour vous? Ne songez désormais qu'à vos erreurs passées : Quittez le long espoir et les vastes pensées ;

Tout cela ne convient qu'à nous.'

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"Il ne convient pas à vous-mêmes," Repartit le vieillard. "Tout établissement

Vient tard, et dure peu. La main des Parques blêmes
De vos jours et des miens se joue également.
Nos termes sont pareils par leur courte durée.
Qui de nous des clartés de la voûte azurée
Doit jouir le dernier? Est-il aucun moment
Qui vous puisse assurer d'un second seulement ?
Mes arrière-neveux me devront cet ombrage:
Hé bien! defendez-vous au sage

De se donner des soins pour le plaisir d'autrui ?
Cela même est un fruit que je goûte aujourd'hui ;
J'en puis jouir demain, et quelques jours encore;
Je puis enfin compter l'aurore

Plus d'une fois sur vos tombeaux."

Le vieillard eut raison: l'un des trois jouvenceaux
Se noya dès le port, allant à l'Amérique ;
L'autre, afin de monter aux grandes dignités
Dans les emplois de Mars servant la république,
Par un coup imprévu vit ses jours emportés ;
Le troisième tomba d'un arbre

Que lui-même il voulut enter:

Et, pleurés du veillard, il grava sur leur marbre
Ce que je viens de raconter.

Les deux Pigeons.

DEUX pigeons s'aimaient d'amour tendre:
L'un d'eux, s'ennuyant au logis,
Fut assez fou pour entreprendre

Un voyage en lointain pays.

L'autre lui dit: "Qu'allez-vous faire?
Voulez-vous quitter votre frère?

L'absence est le plus grand des maux :
Non pas pour vous, cruel! Au moins, que les travaux,
Les dangers, les soins du voyage,

Changent un peu votre courage:

Encor si la saison s'avançait davantage!

Attendez les zéphyrs: qui vous presse? un corbeau
Tout à l'heure annonçait malheur à quelque oiseau.
Je ne songerai plus que rencontre funeste,

Que faucons, que réseaux. Hélas! dirai-je, il pleut:
Mon frère a-t-il tout ce qu'il veut,
Bon souper, bon gîte, et le reste ?"
Ce discours ébranla le cœur

De notre imprudent voyageur:

Mais le desir de voir et l'humeur inquiète
L'emportèrent enfin. Il dit: "Ne pleurez point:
Trois jours au plus rendront mon âme satisfaite
Je reviendrai dans peu conter de point en point
Mes aventures à mon frère;

Je le désennuîrai. Quiconque ne voit guère
N'a guère à dire aussi. Mon voyage dépeint
Vous sera d'un plaisir extrême.

Je dirai: J'étais là; telle chose m'avint:

Vous y croirez être vous-même.”
A ces mots, en pleurant, ils se dirent adieu.
Le voyageur s'éloigne et voilà qu'un nuage

L'oblige de chercher retraite en quelque lieu.
Un seul arbre s'offrit, tel encor que l'orage
Maltraita le pigeon en dépit du feuillage.
L'air devenu serein, il part tout morfondu,

Sèche du mieux qu'il peut son corps chargé de pluie,
Dans un champ à l'écart voit du blé répandu,
Voit un pigeon auprès; cela lui donne envie;
Il y vole, il est pris: ce blé couvrait d'un lacs
Les menteurs et traîtres appâts.

Le lacs était usé: si bien que de son aile,
De ses pieds, de son bec, l'oiseau le rompt enfin :
Quelque plume y périt; et le pis du destin
Fut qu'un certain vautour à la serre cruelle
Vit notre malheureux, qui, traînant la ficelle
Et les morceaux du lacs qui l'avait attrapé,
Semblait un forçat échappé.

Le vautour s'en allait le lier, quand des nues
Fond à son tour un aigle aux ailes étendues.
Le pigeon profita du conflit des voleurs,
S'envola, s'abattit au pied d'une masure,

Crut pour le coup que ses malheurs
Finiraient par cette aventure:

Mais un fripon d'enfant (cet âge est sans pitié)
Prit sa fronde, et du coup tua plus d'à moitié
La volatile malheureuse,

Qui, maudissant sa curiosité,

Traînant l'aile, et tirant le pied,

Demi-morte, demi-boiteuse,

Droit au logis s'en retourna :

Que bien, que mal, elle arriva

Sans autre aventure fâcheuse.

Voilà nos gens rejoints: et je laisse à juger
De combien de plaisirs ils payèrent leurs peines.

Les Animaux malades de la Peste.

Un mal qui répand la terreur,

Mal que le Ciel en sa fureur
Inventa pour punir les crimes de la terre,
La peste (puisqu'il faut l'appeler par son nom),
Capable d'enrichir en un jour l'Achéron,
Faisait aux animaux la guerre.

Ils ne mouraient pas tous, mais tous étaient frappés ;
On n'en voyait point d'occupés

A chercher le soutien d'une mourante vie ;
Nul mets n'excitait leur envie.

Ni loups, ni renards n'épiaient
La douce et l'innocente proie;
Les tourterelles se fuyaient :

Plus d'amour, partant plus de joie.

Le lion tint conseil, et dit: "Mes chers amis,
Je crois que le Ciel a permis

Pour nos péchés cette infortune:
Que le plus coupable de nous

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Se sacrifie aux traits du céleste courroux:
Peut-être il obtiendra la guérison commune.
L'histoire nous apprend qu'en de tels accidents
On fait de pareils dévoûments.

Ne nous flattons donc point; voyons sans indulgence
L'état de notre conscience.

Pour moi, satisfaisant mes appétits gloutons,

J'ai dévoré force moutons.

Que m'avaient ils fait? nulle offense: Même il m'est arrivé quelquefois de manger Le berger.

Je me dévoûrai donc, s'il le faut: mais je pense

Qu'il est bon que chacun s'accuse ainsi que moi;
Car on doit souhaiter, selon toute justice,
Que le plus coupable périsse."

"Sire,” dit le renard, "vous êtes trop bon roi;
Vos scrupules font voir trop de délicatesse.

Eh bien! manger moutons, canaille, sotte espèce,
Est-ce un péché? Non, non: vous leur fîtes, seigneur,
En les croquant, beaucoup d'honneur.

Et, quant au berger, l'on peut dire

Qu'il était digne de tous maux,
Etant de ces gens-là qui sur les animaux
Se font un chimérique empire."
Ainsi dit le renard, et flatteurs d'applaudir.
On n'osa trop approfondir

Du tigre, ni de l'ours, ni des autres puissances
Les moins pardonnables offenses.

Tous les gens querelleurs, jusqu'aux simples mâtins,
Au dire de chacun, étaient de petits saints.
L'âne vint à son tour, et dit: "J'ai souvenance
Qu'en un pré de moines passant,

La faim, l'occasion, l'herbe tendre, et, je pense,
Quelque diable aussi me poussant,

Je tondis de ce pré la largeur de ma langue.

Je n'en avais nul droit, puisqu'il faut parler net."
A ces mots, on cria haro sur le baudet.

Un loup, quelque peu clerc, prouva par sa harangue,
Qu'il fallait dévouer ce maudit animal,

Ce pelé, ce galeux, d'où venait tout le mal.

Sa peccadille fut jugée un cas pendable.

Manger l'herbe d'autrui! quel crime abominable!
Rien que la mort n'était capable

D'expier son forfait. On le lui fit bien voir.
Selon que vous serez puissant ou misérable,

Les jugements de cour vous rendront blanc ou noir.

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