Page images
PDF
EPUB

ducation de La Fontaine avait été fort négligée (1) à cet égard: mais cette délicatesse et cette sensibilité d'organe dont la nature l'avait doué, réparèrent une partie des vices de son institution; et le travail fit le reste.

C'est alors que son enthousiasme pour Malherbe s'affaiblit; il trouva, pour me servir de ses termes, qu'il péchait par être trop beau, ou plutôt trop embelli.

Il voulut ensuite lire Homère, dont Horace et Quintilien lui avaient donné par des côtés et sous des rapports très - divers une si haute idée (2), et il reconnut dans ses poëmes la

(1) Il étudia sous des maîtres de campagne, qui ne lui enseignèrent que du latin. Voy. l'histoire de l'acad. franç.

(2) Horace pour la morale, Quintilien pour le style. Le passage de ce dernier est très-remarquable. « Dans » les grandes choses, dit-il, rien de plus sublime que >> l'expression d'Homère; dans les petites, rien de plus » propre étendu, serré, grave et doux, également » admirable par son abondance et par sa briéveté ».

Hunc nemo in magnis sublimitate, in parvis proprietate superaverit idem latus ac pressus, jucundus et gravis, tum copiá tum brevitate mirabilis. (Instit. orat. lib. X, c. 2, p. 891, edit. Burman.)

A l'égard d'Horace, voyez l'épître seconde du premier livre qui commence par ces mots,

Trojani belli scriptorem, etc.

source et le modèle de la plupart des beautés qu'il avait admirées dans l'Énéide.

Enfin Plutarque, et Platon qu'il appelle quelque part (1) le plus grand des amuseurs; contribuèrent encore à former son jugement, à régler ses opinions (2). Cette raison saine et pure qui brille dans la plupart de ses fables, cet amour de l'ordre ou du beau en général, qui, selon l'expression d'un ancien, n'est que l'éclat du bon (3), il les puisa, ou plutôt il les perfectionna dans leurs mâles écrits. C'est le précepte d'Horace mis en action; on sait qu'il recommande expressément aux poëtes la lecture des philosophes (4), comme d'excellens guides en morale, et les seuls dont les leçons, jointes à celles de l'expérience que rien ne peut sup

(1) Voyez son épître à M. du Harlay, procureurgénéral du parlement.

(2) « Ce qu'on ne s'imaginerait pas, dit l'historien de » l'académie, il faisait ses délices de Platon et de Plu» tarque. J'ai tenu les exemplaires qu'il en avait ; ils » sont notés de sa main à chaque page; et j'ai pris garde » que la plupart de ses notes étaient des maximes de mo» rale ou de politique, qu'il a semées dans ses fables ». (3) Decor, splendor boni. On écrira long-temps sur le beau, avant d'en donner une définition plus exacte plus précise, et peut-être même plus profonde. (4) Art. poet. vers. 309, 310, et seq.

pléer, puissent les avancer vers la connaissance de l'homme et de ses rapports, et élever leur esprit à des vérités générales non moins utiles et sans lesquelles leurs vers vides d'idées ne sont que des bagatelles harmonieuses (1).

Tels furent les maîtres de La Fontaine dans l'art d'écrire et de penser. J'ai cru devoir insister particulièrement sur cette époque importante de sa vie, parce qu'elle influa beaucoup dans la suite sur le mérite et le caractère de ses ouvrages.

Quoique les pièces fugitives par lesquelles il se fit connaître, offrent des détails agréables et des vers heureux, elles ne peuvent servir qu'à mesurer la distance qui les sépare de ses fables, auxquelles il doit presque toute sa réputation, on du moins la partie la plus brillante et la mieux assurée de cette réputation (2). C'est là

(1) Versus inopes rerum, nugæque canoræ.

HORAT. Art. poet. vers. 322.

(2) Ce jugement semble être confirmé par celui de La Fontaine, qui regardait ses fables comme le meilleur de ses ouvrages; il disait pourtant qu'il y avait quelquefois plus d'esprit dans ses contes.

Ce fait curieux et peu connu est attesté par Maucroix, son ami le plus ancien, le plus chéri, et celui qui paraît avoir eu toute sa confiance. Voyez sa lettre au père ***, jésuite, datée du 30 mars 1704.

que,

donnant un libre essor à son génie, on le vit tout-à-coup, s'éveillant comme d'un profond sommeil, ouvrir aux yeux de son siècle une source féconde de plaisirs et d'instruction, se frayer de nouvelles routes dans une carrière où les anciens l'avaient devancé, annoncer un talent plus rare encore, celui d'être naturel et original (1) même en imitant, et porter son art à un degré de perfection que personne encore n'a pu atteindre.

La Fontaine se plaçait fort au-dessous d'Ésope et de Phèdre mais cet aveu public de leur supériorité était-il bien sincère? c'est ce qu'il est difficile de se persuader. Il me semble qu'il y a dans l'homme de génie, quelle que soit la chose à laquelle la nature le destine exclu

(1) Voici à ce sujet ce que La Fontaine dit de luimême dans une épître au savant Huet :

Quelques imitateurs, sot bétail, je l'avoue,
Suivent, en vrais moutons, le pasteur de Mantone.
J'en use d'autre sorte, et me laissant guider,
Souvent à marcher seul j'ose me hasarder.
On me verra toujours pratiquer cet usage.
Mon imitation n'est point un esclavage :

Je ne prends que l'idée, et les tours, et les loix

Que nos maîtres suivaient eux-mêmes autrefois.

Si d'ailleurs quelque endroit, plein chez eux d'excellence,
Peut entrer dans mes vers sans nulle violence,

Je l'y transporte, et veux qu'il n'ait rien d'affecté,
Tâchant de rendre mien cet air d'antiquité.

sivement, une conscience, un sentiment plus ou moins développé de sa propre force, qui correspond en lui à toute l'activité de l'instinct par lequel l'animal est averti de la sienne (1). La modestie, qui n'est que l'emploi continuel et réfléchi des moyens les plus propres à cacher aux autres sa supériorité, l'usage du monde, le besoin qu'on a de l'estime et de l'amitié de ses semblables apprennent à ne point blesser leur vanité, à passer, pour ainsi dire, auprès de leur amour - propre sans le choquer mais ils n'apprennent point à s'ignorer soi-même; ils n'empêchent point de sentir tout ce qu'on vaut, et même d'en faire souvenir quelquefois ceux qui seraient tentés de l'oublier. La Fontaine est peut-être une exception à ces règles générales, qui ne sont au fond que des résultats de la nature humaine bien observée. Accoutumé dès l'enfance à regarder les anciens comme ses maîtres, à croire que le terme où ils s'étaient arrêtés dans tous les genres, était le dernier, et qu'il n'y avait rien au-delà (2), il a pu, par

(1) Sentit enim vim quisque suam quam possit abuti : Cornua nata priûs vitulo quàm frontibus extent. Illis iratus petit, atque infensus inurget.

Lucret. de rer. nat. lib. V, vers. 1032 et seq. (2) Nous ne saurions, dit-il, aller plus avant que les anciens ils ne nous ont laissé pour notre part que la

« PreviousContinue »