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blière près de vingt ans, pendant lesquels il fut délivré de tout soin domestique; ce qui convenait également à sa paresse et à son incapacité absolue pour les affaires (1). C'est sans doute cette indifférence pour les biens de la fortune cet amour du repos et de la liberté, cette disposition habituelle à vivre d'une vie incertaine et précaire, sans s'occuper de l'avenir, sans prévoir même les besoins du lendemain, que madame de la Sablière voulait exprimer, lorsqu'un jour, après avoir congédié tous ses domestiques à la fois, elle disait avec autant de grace que de finesse: Je n'ai gardé auprès de moi que mes trois animaux, mon chien, mon chat, et La Fontaine.

A la mort de cette femme dont il fait

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(1) Voici ce qu'il écrivait à Racine en 1686: « On m'a » dit que vous preniez mon silence en fort mauvaise » part, d'autant plus qu'on vous avait assuré que je >> travaillais sans cesse depuis que je suis à ChâteauThierry, et qu'au lieu de m'appliquer à mes affaires, » je n'avais que des vers en tête. Il n'y a de tout cela » que la moitié de vrai : mes affaires m'occupent au> tant qu'elles en sont dignes, c'est-à-dire nullement; » mais le loisir qu'elles ne laissent, ce n'est pas la » poésie, c'es la paresse qui l'emporte ".

Ce fragment a toute la grace, le naturel, et cet heureux abandon des lettres de Voltaire.

l'éloge (1) le plus flatteur,il se retira chez M.d'Hervart son ami; et ce fut à cette occasion qu'il dit ce mot si touchant, si naïf, et qu'on peut appeler un mot de caractère. Quelques jours après avoir perdu madame de la Sablière, il rencontre M. d'Hervart: « Mon cher La Fontaine, lui dit cet >> homme estimable, j'ai su le malheur qui vous » est arrivé. Vous étiez logé chez madame de » la Sablière; elle n'est plus : j'allais vous pro» poser de venir loger chez moi ». — - J'y allais, répondit La Fontaine.

Un autre mot plus connu peut-être, mais qui ne mérite pas moins d'être rapporté, c'est celui de Molière. Il soupait avec La Fontaine, Boileau, Racine, et quelques amis communs : La Fontaine, plus distrait encore qu'à l'ordinaire, paraissait occupé de profondes méditations; Racine et Boileau, voulant le tirer de sa rêverie, le

(1) Après avoir loué

. . Ses traits, son souris, ses appas,
Son art de plaire et de n'y penser pas,

il avoue qu'il ne peut peindre qu'imparfaitement la beauté de son âme ;

Car ce cœur vif et tendre infiniment
Pour ses amis, et non point autrement;
Car cet esprit qui, né du firmament,
A beauté d'homme avec grace de femme,
Ne se peut pas, comme on veut, exprimer.
Liv. XII, fab. 15.

raillaient très-durement. Molière trouva qu'ils passaient les bornes de la plaisanterie; alors, prenant à part un des convives, il lui dit avec vivacité: Nos beaux esprits ont beau se trémousser, ils n'effaceront pas le bon homme.

La Fontaine consacra les dernières années de sa vie à la piété, à la pénitence la plus austère. Il mit en vers les hymnes de l'église : mais il était vieux alors (1) et souffrant; sa verve était éteinte, son imagination glacée par l'âge, sa tête affaiblie par une longue maladie, et son corps épuisé par les remèdes souvent pires que le mal même. Cette traduction est absolument ignorée aujourd'hui : mais on se souvient toujours de ses fables; à tout âge, dans tous les instans, dans toutes les circonstances de la vie, on les lit avec le même plaisir ; et Molière, Racine, La Fontaine et Voltaire sont les quatre grands poëtes dont on sait le plus de vers, et qu'on cite le plus souvent.

La gloire, pour ceux mêmes qui en sont le plus dignes, et qui font tout pour l'obtenir, est

(1) « J'espère, écrivait-il à son ami Maucroix, que nous attraperons tous deux les quatre-vingts ans, et que j'aurai le temps d'achever mes hymnes. Je mour» rais d'ennui si je ne composais plus. Donne-moi tes > avis sur le dies ira, dies illa, que je t'ai envoyé ». Fragment d'une lettre de La Fontaine à M. de Maucroix, du 25 octobre 1694.

une espèce de jeu de hasard, ou ce qu'on appelle le bonheur n'est pas moins nécessaire que la science et l'adresse : Tacite observe même qu'il y a des hommes auxquels il tient lieu de vertus. L'expérience prouve en effet qu'avec les qualités les plus éminentes dans quelque genre que ce soit, on n'est rien sans la fortune, ou, si l'on veut, sans ce concours fortuit de circonstances et d'événemens imprévus qui dévoilent le mérite, et qui le font remarquer. On peut juger par là combien il est rare qu'un homme doué de grands talens, mais assez philosophe pour attendre tranquillement que la gloire vienne le chercher, jouisse enfin de ce fruit de ses travaux: La Fontaine mourut avant de l'avoir recueilli; car sa réputation, du moins celle qu'il méritait, ne s'étendait guère au-delà du cercle étroit de ses amis. SaintEvremont lui avait fait quelques protecteurs en Angleterre; mais des protecteurs ne sont pas des juges : ils soutiennent une réputation déja établie, ils lui donnent, pour ainsi dire, plus de base et de surface; mais ils ne la font pas. Les Anglais, à qui la langue française était beaucoup moins familière alors qu'aujourd'hui, ne pouvaient admirer La Fontaine que sur la parole de SaintÉvremont; mais ils n'avaient ni pour sa personne ni pour ses ouvrages cette estime sentie qui peut seule flatter le grand homme qui en est l'objet,

et faire honneur au discernement de ceux qui l'accordent. D'ailleurs c'est dans sa patrie, c'est par ses concitoyens, par ses rivaux mêmes, qu'on veut être montré du doigt (1); c'est sur-tout leur éloge qu'on veut entendre. Mais La Fontaine était en général plus connu, peut-être même plus célèbre par ses distractions, par ses étranges disparates, par l'extrême ingénuité de ses questions et de ses réponses, que par ses écrits. Il est la preuve d'une observation très-fine de Voltaire,

On amuse souvent plus par son ridicule,
Que l'on ne plaît par ses talens.

Tout le monde savait ce qu'il dit, un mois après sa conversion, chez M. de Sillery (2); tout le monde le répétait : et l'on parlait à peine de ses fables. Les lettres de madame de Sévigné sont peut-être le seul ouvrage du temps où elles soient

(1) Pulchrum est digito monstrari, et dicier, Hic est. Pers. satyr. 1, vers. 28.

(2) Etant à dîner chez ce prélat, la conversation tomba sur le goût de ce siècle : « Vous trouverez encore » parmi nous, dit-il très-sérieusement, une infinité » de gens qui estiment plus saint Augustin que Rabe»lais ». Tout le monde éclata de rire à cette proposition, sans que La Fontaine s'apperçût de sa disparate. Voyez une lettre de Boileau à Maucroix, et la note de l'éditeur.

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