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sions qui ne sont point une affaire de choix, de raisonnement, d'observation, mais de tact, de divination, et, pour ainsi dire, d'instinct: tel fut l'éloignement de La Fontaine pour le mariage, espèce d'engagement qui demande,comme beaucoup d'autres, une vocation particulière. II subit néanmoins ce joug souvent si pénible; et ce lien, contracté malgré lui, et pour complaire à ses parens (1), troubla plus d'une fois son repos, et aurait même rempli sa vie d'amertume et de peines, si, moins sage et moins soumis à son sort, il n'eût pas pris à cet égard le seul parti raisonnable, celui de s'éloigner paisiblement de

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(1) « On lui donna une femme qui ne manquait ni » d'eprit ni de beauté, mais qui pour l'humeur tenait » fort de cette madame HONESTA qu'il dépeint dans sa » nouvelle de BELPHEGOR: aussi ne trouvait-t-il d'au» tre secret que celui de BELPHEGOR pour vivre en paix ; je veux dire qu'il s'éloignait de sa femme le plus souvent et pour le plus long-temps qu'il pou» vait, mais sans aigreur et sans bruit. Quand il se voyait poussé à bout, il prenait doucement le parti » de s'en venir seul à Paris, et il y passait des années » entières, ne retournant chez lui que pour vendre » quelque portion de son bien ».

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Sa femme se nommait Marie Héricart; elle était fille d'un lieutenant au bailliage royal de la Ferté-Milon. Il en eut un fils dont la postérité subsiste. (Voy. l'hist. de l'acad. franç ).

celle dont il ne faisait pas le bonheur, et qui nuisait au sien. Rien n'est plus commun que ces exemples de mariages mal assortis, où les deux époux, d'ailleurs également honnêtes, souvent même vertueux, mais de goûts, d'humeur, d'esprit et de caractère très - différens, se tourmentent réciproquement tout le temps de leur vie, et, malheureux l'un par l'autre, arrivent à la fin de leur carrière en détestant au fond de leur cœur ulcéré l'instant de leur union. C'est cet assemblage si rare de certaines qualités, ce sont ces rapports et ces convenances entre les défauts comme entre les vertus, rapports si difficiles à rencontrer, qui ont fait dire au duc de la Rochefoucault qu'il y avait de bons mariages, mais qu'il n'y en avait point de délicieux. Celui de La Fontaine ne fut ni l'un ni l'autre ; car, pour me servir ici de sa définition,

J'appelle un bon, voir un parfait hymen,
Quand les conjoints se souffrent leurs sottises.

On peut même recueillir de plusieurs endroits de ses ouvrages, que l'humeur chagrine de sa femme et sa vertu farouche faisaient, avec les agrémens de sa figure, un contraste frappant, et que le bon n'était pas en elle camarade du beau. Sa fable du mal marié me paraît être son histoire, à quelques circonstances près qu'il a

dû changer; et le préambule charmant qu'il y a joint, rapproché des autres détails de sa vie que nous connaissons, ne permet guère d'en douter.

La Fontaine fut le seul des hommes illustres de son temps qui n'eut aucune part aux bienfaits de Louis XIV. Ce fait, dont il est assez difficile de découvrir la cause, me paraît très-remarquable; et je m'étonne que Voltaire, qui nous a appris sur le siècle de Louis XIV tant de choses aussi curieuses que peu connues, n'ait

pas tenté de l'expliquer personne n'était plus capable que lui d'y réussir. Un grand amour de la vérité, de la sagacité dans le choix des moyens les plus propres à s'en assurer (1), du courage pour la dire avec cette modération qui donne tant de force à la raison, telles sont les qualités qu'on remarque dans tout ce qu'il a écrit sur l'histoire, et qu'on ne peut lui refuser sans injustice: c'en est assez pour croire que, s'il n'a rien dit des motifs de la conduite particulière de Louis XIV envers La Fontaine, c'est qu'il n'a pu les pénétrer. Peut-être certaines fables de cet auteur, où il s'est montré meilleur philosophe qu'habile

(1) Voyez le témoignage public que Robertson rend à sa véracité, dans son introduction à l'histoire de CharlesQuint, pag. 477 et 478, édit. de Londres, 1774.

courtisan, éclairciraient-elles cette difficulté (1). Quoi qu'il en soit, La Fontaine trouva d'illustres Mécènes dont les secours généreux le sauvèrent de l'indigence, et réparèrent en quelque sorte l'oubli du souverain, ou plutôt l'effet des

(1) L'histoire en donne la vraie solution, et dissipe même tous les doutes qui pourraient s'élever à cet égard dans l'esprit du lecteur: on en va juger par le détail suivant.

Tout le monde est instruit de la disgrace de Fouquet; mais on ne sait point assez que La Fontaine, sensible à ses malheurs, et sans craindre d'offenser les ennemis puissans de ce ministre, eut le courage de se montrer publiquement un de ses plus zélés défenseurs. Colbert, que la chute éclatante et terrible du rival auquel il succédait, aurait dû fléchir, puisqu'elle satisfaisait en même temps sa haine et son ambition, eut la faiblesse et l'injustice de persécuter tous ceux que la reconnaissance ou l'amitié attachait à Fouquet, et La Fontaine fut une des victimes de son ressentiment. Colbert ne lui pardonna point son élégie sur la disgrace du surintendant, et lui fit expier pendant tout son ministère le crime d'être resté fidele à son bienfaiteur. Avec plus de ressort, plus de dignité dans l'âme, et plus de soin de sa propre gloire, Colbert aurait fait valoir auprès de Louis XIV la conduite également noble et ferme de La Fontaine, et aurait sollicité en sa faveur des récompenses qui, lorsqu'elles sont aussi méritées, honorent plus encore celui qui les accorde, que celui qui les reçoit.

vengeances particulières (1) de son ministre. Sans ces ressources, ce grand homme aurait été forcé d'abandonner ses parens, ses amis, tous les objets les plus chers à son cœur, de chercher sa subsistance de contrée en contrée, et, par une fuite involontaire, de couvrir de honte aux yeux des étrangers son ingrate patrie. Parmi ceux qui s'empressèrent de pourvoir à ses besoins, on lit avec un plaisir mêlé d'attendrissement les noms du duc de Bourgogne, de la Sablière et d'Hervart; ils rappellent des actions qui font honneur à l'humanité (2).

La Fontaine demeura chez madame de la Sa

(1) Voyez la note précédente.

« A la vérité, dit l'historien de l'académie, ses poé» sies lui eurent bientôt acquis de généreux protec» teurs. Il reçut en divers temps diverses gratifications » de M. Fouquet, de MM. de Vendôme, et de M. le » prince de Conti. Mais tout cela venait de loin à loin; » et il aurait eu besoin de bien d'autres fonds plus » sûrs et plus abondans, s'il avait long-temps continué » à être son économe ».

(2) « Je ne dois pas oublier que M. le duc de Bourgogne, le jour même qu'il apprit que La Fontaine » avait reçu le viatique, lui envoya une bourse de cin"quante louis. Il lui faisait souvent de semblables gra»tifications; sans quoi, apparemment, La Fontaine » se fut transplanté en Angleterre, etc ». ( Voy. l'hist. de l'acad. franç. )

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