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ou dispose l'âme à une mélancolie qui n'est point sans un grand plaisir. Ce sont ces mots mêmes et ces idées qu'un homme d'esprit n'aurait jamais trouvés; c'est précisément ce pas si difficile, par cela même qu'il est le dernier, que l'homme de génie pouvait seul franchir, et par lequel il se montre tout-à-coup fort au-delà du terme où le premier se serait arrêté. Ce sont toutes ces qualités réunies qui rendent La Fontaine inimitable; c'est par elles qu'il captive, qu'il entraîne ses lecteurs et l'on n'est jamais tenté de demander s'il a puisé dans son propre fonds ou dans une autre source les sujets qu'il a traités. Qu'importe, par exemple, que Pilpay lui ait fourni l'idée de la fable de l'Homme et la Couleuvre si l'un s'en sert pour prouver qu'il ne faut pas se fier aux paroles de ses ennemis, et si l'autre, après en avoir fait une fable sublime, pleine de verve, d'éloquence et de raison, en tire encore une moralité plus générale, plus applicable dans les diverses circonstances de la vie, et m'y fait voir le sort que les grands réservent à ceux qui osent leur dire la vérité, et à quel excès de démence, d'ingratitude et de férocité ils sont portés

par

leur orgueil, leur mauvaise éducation, et les conseils funestes de ceux qui les entourent?

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J'en dis autant des autres fables dont La Fontaine a emprunté le sujet des Orientaux, des

T. 3.

C

Grecs ou des Latins. Combien n'y a-t-il pas ajouté de vues nouvelles, de pensées fines, d'images riantes et douces, dont on n'apperçoit pas la moindre trace dans ces auteurs! quel agrément et quelle variété dans ses préambules! quelle sobriété dans l'usage qu'il fait de la mythologie, de l'histoire, et de la philosophie! comme le ton de sa lyre se diversifie au gré des objets qu'il veut peindre! quel goût dans le choix des détails les plus propres à intéresser ses lecteurs! avec quel art il sait faire dominer dans toute sa fable le sentiment dont il est pénétré, et qu'il veut transmettre à leur âme! On lit encore, et on lira même toujours, Ésope et Phèdre, parce que leur langue s'étudie et ne se parle plus : s'ils avaient écrit en français, il y a long-temps que La Fontaine les aurait fait oublier.

Je n'examinerai point si, comme on l'a cru jusqu'à présent sur l'autorité de Platon, il faut amuser les enfans par des fables; ce serait une grande question qui pourrait donner lieu à des réflexions importantes, mais dont j'abandonne la discussion délicate aux philosophes qui s'occupent des moyens de perfectionner l'éducation publique et particulière je dirai seulement que si cet ancien usage peut être sans inconvénient pour les enfans, si on a eu raison de les traiter en cela comme des despotes, auxquels ils ressemblent en

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effet à beaucoup d'égards, il serait à desirer que, pour rappeler aux souverains leurs devoirs et les droits sacrés de leurs peuples, on n'eût jamais emprunté le voile de l'allégorie. Le moment où l'on institua cette espèce de langue conventionnelle pour faire entendre à l'oreille d'un maître ombrageux et puissant la voix de la vérité, fut une époque fatale pour la liberté de ceux qu'il gouvernait. Si on veut remonter à l'origine de l'apologue, on verra que l'invention n'en peut être attribuée qu'à des esclaves accablés sous le poids de leurs fers, et que le goût des fables, si vif et si général parmi les Orientaux, est l'effet naturel et nécessaire de la tyrannie sous laquelle ils gémissent depuis si long-temps. Tout peuple chez lequel ce goût commence à s'introduire, s'avance à grands pas vers la servitude, et ses progrès annoncent toujours ceux de l'oppression. La fable peut convenir à des peuples enchaînés sous les loix d'un maître farouche; c'est le murmure involontaire de l'opprimé qui n'ose parler, et qui ne peut se taire; alors il enveloppe sa plainte, il devient fabuliste ou bouffon mais la vérité toute nue est faite pour des hommes libres.

La Fontaine avait reçu de la nature toutes les qualités qui peuvent faire pardonner un talent supérieur; un caractère simple et naïf, un cœur

droit et bienfaisant (1), une âme sensible et passionnée, source d'une multitude d'instans délicieux que les hommes tranquilles et froids ignorent, et qui sont perdus pour eux. Son extérieur était modeste, son air affable, sa contenance embarrassée, et sa physionomie peu spirituelle. On peut lui appliquer ce que Tacite disait d'Agricola (2): « En le voyant, en le contemplant, la » multitude, qui ne juge du mérite que par des » dehors imposans, cherchait en lui l'homme » célèbre; peu de gens le devinaient ». Fontenelle, qui l'avait un peu connu, le définissait ainsi : « Un homme qui était toujours demeuré » à peu près tel qu'il était sorti des mains de » la nature, et qui, dans le commerce des autres » hommes, n'avait presque pris aucune teinture étrangère. De là venait son inimitable et char» mante naïveté (3) ».

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Né sans ambition, il cultivait les lettres au sein de l'amitié; on était sûr de ne l'avoir jamais pour concurrent dans le chemin de la fortune; il méprisait toutes ces petites intrigues,

(1) C'était, dit M. de Maucroix, l'âme la plus sincère et la plus candide qui fût jamais.

M. de La Fontaine ne ment point en prose, disait madame de la Sablière.

(2) In vit. Agric. cap. 40, in fine.

(3) Lettre de Fontenelle à M. Lockman en 1744.

toutes ces cabales obscures dont l'effet est toujours d'honorer l'homme médiocre de la récompense qui n'est due qu'au mérite. Ses mœurs étaient pures et ses discours très-réservés. Il était naturellement rêveur et distrait, même avec ses amis; mais lorsqu'on savait le tirer de cet état d'abstraction, sa conversation s'animait peu à peu, et devenait bientôt instructive : il se plaisait sur-tout à agiter les questions de grammaire les plus compliquées. Ces sortes de discussions, qui exigent une logique très-fine, un jugement sain, et même beaucoup de goût, sont d'autant plus utiles, que l'étude d'une langue, quand elle n'est pas dirigée par l'esprit philosophique, se réduit à une pure science de mots ce n'est plus alors qu'une affaire de mémoire et de patience; et l'on pourrait les savoir toutes, sans avoir une idée de plus, et sans être capable de lier et de comparer ensemble deux faits ou deux

sensations.

Il y a dans la nature, comme dans presque tous les jeux, des choses de pressentiment qui se sentent et ne se calculent point. C'est peutêtre la seule manière d'expliquer ces penchans plus ou moins vifs, ces aversions plus ou moins fortes qu'on éprouve antérieurement à toute expérience, à toute réflexion, pour certains objets ou certains états de la société ; penchans ou aver

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