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Il est bien démontré aujourd'hui que La Fontaine n'a rien inventé, c'est-à-dire, pour éviter toute équivoque et déterminer le sens précis que j'attache à ce mot, qu'aucun des sujets de ses fables ne lui appartient. Après avoir douté longtemps de ce fait, j'en ai trouvé des preuves incontestables; et je sais que plusieurs personnes

de 1678 est une réimpression de ses six premiers livres auxquels La Fontaine en joignit cinq autres qui parurent en effet pour la première fois en 1678.

Avec un peu plus d'attention de part et d'autre, le premier aurait vu que son objection était fondée, et il en aurait donné la preuve qui était sous ses yeux; et le second se serait épargné une réponse qui est une vraie pétition de principe, comme parlent les logiciens, puisqu'il y suppose précisément ce qui est en question. Rien n'était plus facile que d'éviter cette faute; il suffisait de jeter les yeux sur la première ligne de l'aver.tissement imprimé pour la première fois en 1678, où La Fontaine dit expressément : « Voici un second re»cueil de fables que je présente au public, etc. » Il en avait donc déja PRÉSENTÉ un premier. Cette seule ligne aurait mis l'apologiste de Boileau sur la voie de la vé- · rité, et lui aurait indiqué sur-tout le moyen de s'en assurer. Des faits de cette nature sont si aisés à constater, qu'une exactitude scrupuleuse sur ce point ne mérite aucun éloge, et qu'une erreur sur le même objet est inexcusable.

Comme il paraît que l'édition de 1668, imprimée chez Claude Barbin en un vol. in-4°, est peu connue, j'ea

très-instruites ont fait sur cet objet des recher ches curieuses qui les ont conduites au même résultat. Mais, quoiqu'il soit en général assez difficile de trouver des sujets de fables très-piquans, tels, par exemple, que celui des Furies et des Graces de Gellert, des trois voyageurs de Sady (1), etc., j'ose dire, sans vouloir diminuer ici le mé

donnerai ici la notice. Cette édition, exactement revue par La Fontaine, qui la présenta lui-même au roi et à monseigneur le dauphin, est ornée d'estampes dessinées et gravées avec esprit par Chauveau ; elle est divisée en six livres, et contient 124 fables: elle finit par l'épilogue,

Bornons ici cette carrière;

Les longs ouvrages me font peur.

A la dernière page de ce volume, on lit: Achevé d'imprimer pour la première fois le 31 mars 1668. I.a date du privilége est du 6 juin 1667.

(1) Voici cette belle fable traduite par M. Diderot, et dans laquelle il a su conserver toute la simplicité de l'original :

Au temps d'Isa trois hommes voyageaient ensemble, chemin faisant, ils trouvèrent un trésor; ils étaient bien contens. Ils continuèrent de marcher : mais ils sentirent la fatigue et la faim; et l'un d'eux dit aux autres : il faudrait avoir à manger; qui est-ce qui ira en chercher ? Moi, répondit l'un d'entre eux. Il part; il achète des mets. Après les avoir achetés, il pensa que s'il les empoisonnait, ses compagnons de voyage en mourraient, et que le trésor lui resterait; et il les empoisonna. Cependant les deux autres avaient résolu, dans son absence, de le tuer, et de partager le trésor entre eux il arriva; ils le tuèrent. Ils mangèrent des mets qu'il avait apportés; ils moururent tous les trois, et le trésor n'appartint à personne.

par

rite des premiers inventeurs dont la gloire est assurée l'admiration constante de tant de siècles, qu'il faut peut-être autant d'imagination et même de génie pour imiter comme La Fontaine, que pour inventer comme les anciens fabulistes. Lisez dans Pilpay la fable des deux pigeons, celle des deux amis ces deux fables si douces, si touchantes et d'une simplicité antique dans La Fontaine, ne feront sur vous aucune impression; l'une vous rebutera par sa longueur, sa monotonie, sa sécheresse, et vous regretterez qu'on n'ait pas su tirer un meilleur parti de l'idée heureuse qui fait le sujet de la seconde. Donnez ensuite les mêmes fables à un poëte médiocre à qui la nature ait refusé du goût, de la sensibilité, en un mot le talent de La Fontaine, et vous n'éprouverez, en les lisant, que de la fatigue et de l'ennui. Ceux qui méprisent la grace du style ne connaissent pas assez les hommes, et ne sont pas assez jaloux de leur être utiles; ils entendent aussi mal l'intérêt de leur

Il a paru depuis, dans un des volumes du journal étranger, une autre traduction de cette fable, faite par un anonyme. C'est le même fond d'idées et de raison dans l'une et dans l'autre : mais celle-ci est contée différemment. J'ai cru devoir préférer celle de ces deux traductions qui peint le mieux le caractère et le génie du peuple chez lequel cette fable a été inventée.

réputation, que celui de la vérité : ils pensent; mais n'ayant pas le talent peut-être plus rare encore d'écrire avec cette élégance toujours soutenue, ce nombre et cette harmonie dont le charme est irrésistible, ils rendent mal leurs pensées, et sont bientôt oubliés. Fontenelle, en s'emparant du travail de Van-Dale, lui en a ravi pour jamais la gloire: un jour viendra que le nom de ce savant médecin, déja presque ignoré parmi nous, sera aussi inconnu que ses ouvrages; tandis que la voix de l'écrivain enchanteur qui a fait naître des fleurs dans un terrein riche à la vérité, mais hérissé de ronces et d'épines qu'il a défrichées, sera entendue dans l'avenir.

Une fable, de même que la plupart des autres poëmes, est une action qui a sa marche, ses développemens, ses progrès, ses incidens, sa durée, son dénouement, et dans laquelle on doit voir un espace parcouru, un but, et des moyens pour y arriver. C'est le mérite de celles de La Fontaine. Mais ce n'est pas le seul avantage qu'il ait sur ses modèles; il les surpasse encore dans l'art de pallier l'invraisemblance de ses contes, et de donner à ses mensonges ingénieux tout l'intérêt dont la vérité est susceptible (1): art dif

(1) On peut lui appliquer ce qu'il dit lui-même de l'Apologue:

Il rend l'ame attentive;
Ou plutôt il la tient captive,

ficile, et auquel on peut réduire toute la poétique de la fable prise dans le sens le plus étendu. J'ajoute que, sous un titre frivole, et sans négliger aucune des grâces et des beautés de détail que ce genre exige et qui lui sont propres, cet ouvrage est peut-être un de ceux où l'intervalle immense qui sépare l'homme d'esprit de l'homme de génie est le plus souvent et le plus fortement marqué (1). Il y a peu de ses bonnes fables (et elles sont en grand nombre) où l'on ne trouve quelques-uns de ces mots de sentiment, quelques-unes de ces idées générales qui semblent jetées au hasard, et dont la délicatesse ou la profondeur portent l'esprit à la méditation,

Nous attachant à des récits

Qui mènent à son gré les cœurs et les esprits.

Voyez le prologue du septième livre ; et Horace, art poétiq. vers 151, 152.

(1) Tacite me paraît être de tous les anciens celui qui offre le plus d'exemples de ce genre de beauté si rare dans tous les ouvrages; c'est même la caractéristique particulière de ses écrits, monumens éternels du génie de leur auteur: c'est par-là qu'ils étonnent toujours, et que tout homme qui pense avec quelque profondeur, en admirant ce qui nous reste de cet historien philosophe, ne balancerait pas à racheter ce que le temps et l'ignorance ont détruit de ses ouvrages, par la perte des deux tiers de ceux qu'ils ont conservés, et ferait peut-être encore de plus grands sacrifices.

ou

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