Page images
PDF
EPUB

un siècle d'ailleurs aussi éclairé que celui de Louis XIV, on en est d'abord étonné; car on ne peut nier qu'elles n'aient trouvé plus d'admirateurs parmi nous que parmi ses contemporains, qu'elles n'y soient plus lues, plus goûtées, mieux appréciées, plus senties. Mais il me semble que ce fait s'explique très-naturellement, et qu'on en peut rendre ces deux raisons. La première, c'est qu'un bon livre dans un genre où personne encore ne s'est exercé, une grande découverte dans les sciences ou dans les arts, en un mot un homme de génie, poëte ou philosophe, géomètre ou méchanicien, est une espèce de phénomène auquel il importe beaucoup de se produire dans certain temps et dans certaines circonstances: s'il se montre avant que les esprits soient préparés, il ne fait aucune sensation, et est à peine apperçu; c'est un rayon de lumière qui perce l'intérieur d'une caverne, l'éclaire un moment et s'éteint. La seconde, c'est qu'à l'époque où La Fontaine publia ses fables, on connaissait, il est vrai, celles d'Ésope et de Phèdre : mais personne alors n'avait réfléchi sur le caractère, la forme et le but de l'apologue, sur

Je suis chose légère, et vole à tout sujet :
Je vais de fleur en fleur, et d'objet en objet;
A beaucoup de plaisirs je mêle un peu de gloire.
J'irais plus haut peut-être au temple de mémoire,
Si dans un genre seul j'avais usé mes jours:
Mais quoi je suis volage en vers comme en amours.

le style propre à cette espèce de poëme, sur la marche qu'il faut donner au dialogue, sur les ornemens qui lui conviennent, sur les moyens de perfectionner ce nouveau genre; on n'avait même aucune idée de la variété des talens qu'il exige, et qu'il est si rare de voir rassemblés dans un seul homme. Or, pour juger sainement d'un ou vrage de littérature, il faut avoir des objets de comparaison, c'est-à-dire des modèles de beauté qui aient, ou une existence idéale et abstraite dans l'entendement (1), ou réelle dans la nature et

(1) Voyez dans le supplément de l'encyclopédie, première édition, un excellent article de M. le marquis de Ch. sur le beau idéal. Cette question, l'une des plus abstraites et des plus difficiles à résoudre que puisse offrir la théorie des arts qui ont l'imitation pour objet, n'avait pas été jusqu'alors aussi bien éclaircie. L'auteur, qui joint à des connaissances très-étendues dans les sciences et dans les arts, le talent de généraliser ses idées et de penser en grand, a employé dans la discussion de cette matière une analyse très-fine et trèsprofonde. J'invite ceux qui se plaisent à ces méditations utiles, et qui ont sur-tout l'instruction qu'elles supposent, à lire cet article avec attention; car il en faut pour suivre les raisonnemens serrés et précis de l'auteur, qui dit beaucoup en peu de mots. Il est du petit nombre de ceux auxquels on peut appliquer ce que Montaigne dit de quelques anciens : « C'est dom>mage que les gens d'entendement aiment tant la brié» veté sans doute leur réputation en vaut mieux, mais. >> nous en valons moins ».

:

dans l'art : il faut, d'après des réflexions fondées sur l'expérience et l'observation, avoir établi les principes, les règles, la théorie, en un mot la poétique du genre, et qu'avant de devenir la mesure exacte, générale et connue de tout ce qu'on écrira dans la suite sur la même matière, ces principes et ces règles aient été examinés, discutés, attaqués, contredits par des philosophes, et ex-posés long-temps aux objections; car, selon la remarque d'un savant moderne, ce sont elles qui fortifient les bons systêmes, elles font sentir la nécessité de les admettre. Sans toutes ces précautions, sans la réunion de tous ces moyens, on court risque de s'éloigner de la vérité, dont le centre, sur-tout dans des questions de goût, est quelquefois si mobile : c'est ce qui est arrivé aux écrivains du siècle de Louis XIV, qui, à l'ex-ception de Molière, de Racine, de la Rochefoucauld, de Fontenelle, de Bayle, et de quelques. autres esprits de cet ordre, n'ont pas rendu justice à La Fontaine, et ne paraissent pas, en général, avoir tourné leurs vues et leurs études vers des spéculations assez utiles, assez philosophiques pour appercevoir le but souvent très-éloigné qu'il s'est proposé dans ses fables, et pour en étendre eux-mêmes la moralité, en l'appliquant à des ob- jets plus voisins d'eux, et qui les touchassent de plus près.

Suivant le compilateur du Bolaeana, Despréaux disait que la belle nature et tous ses agrémens ne se sont fait sentir que depuis que Molière et La Fontaine ont écrit. Pourquoi donc le nom de ce dernier ne se trouvet-il dans aucun des ouvrages de ce fameux satyrique? Pourquoi, sur-tout, son Art poétique, qui devait renfermer des préceptes sur tous les genres de poésie, n'en contient - il aucun sur l'apologue, que les anciens ont fait descendre du ciel pour l'instruction des hommes? Boileau donne en peu de mots la poétique de l'idylle, de l'églogue, de l'élégie, de l'ode, du sonnet, de l'épigramme, du madrigal, du vaudeville même; la fable seule est exceptée : et dans quelle circonstance? lorsqu'il a trouvé l'occasion la plus naturelle et la plus favorable de louer publiquement son ami et de déposer son éloge dans un poëme qui durera autant que la langue française. Ce silence affecté étonne avec raison tous les lecteurs. Je sais que l'endroit du Bolaeana cité ci-dessus n'est pas le seul où Despréaux ait parlé avec estime de La Fontaine : mais outre que dans ce même recueil il y a un passage dont le but est de prouver qu'il était fort au-dessous de sa réputation, ce n'est pas dans des conversations particulières, publiées d'ailleurs après la mort de La Fontaine, et dont

Boileau ne pouvait pas prévoir qu'on imprimerait un jour un seul mot, qu'il devait faire l'éloge de l'inimitable auteur des fables; c'est dans des ouvrages publics destinés, par leur objet, leur mérite et leur utilité, à devenir classiques, à servir de guide aux jeunes gens qui voudront courir la carrière épineuse des lettres; c'est, dis-je, dans des ouvrages de cette nature qu'il faut payer à ceux qui s'immortaliseraient, le tribut de louanges qui leur est dû (1).

(1) L'art poétique de Boileau parut pour la première fois en 1674, avec les quatre premiers chants de son lutrin, et ses quatre premières épîtres; et la première édition des fables de La Fontaine, au moins celle des six premiers livres, est de l'année 1668. La date de l'impression de ces deux ouvrages, une fois fixée avec cette précision, met dans tout son jour l'injustice, je dirais presque la jalousie de Boileau; et ne laisse à ceux qui seraient tentés de l'excuser, aucun moyen plausible de justification.

Cette note était imprimée, lorsqu'un de mes amis, à qui j'en parlai par hasard, m'avertit qu'il avait paru dans le journal de Paris deux lettres : l'une où l'on reproche aussi à Boileau son silence sur La Fontaine ; l'autre où l'on justifie ce silence par cette raison, que Boileau n'avait pas pu parler en 1674 d'un ouvrage imprimé en 1678.

On voit que les auteurs de ces lettres ignoraient tous deux que La Fontaine publia en 1668, en un vol. in-4°, les six premiers livres de ses fables, et que l'édition

« PreviousContinue »