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connaissances sur des objets trop souvent étrangers aux poëtes. La fable d'un animal dans la lune, où il détruit un des principaux argumens des Pyrrhoniens contre la certitude des sens; le Discours à madame de la Sablière, où, après avoir exposé fidèlement l'opinion de Descartes sur les opérations des bêtes, il la réfute par des raisonnemens très-solides, et même par des faits que les plus grands partisans de l'automatisme n'ont jamais pu expliquer; enfin son poëme du Quinquina, où il décrit avec beaucoup d'exactitude et de netteté plusieurs phénomènes assez obscurs de l'économie animale, la fièvre sur-tout, suffisent pour prouver que l'étude de la philosophie ancienne et moderne ne lui avait pas été inutile. Ses fréquens entretiens avec le savant Bernier l'avaient fortement convaincu que les faits ne sont pas moins la véritable richesse du poëte que du philosophe, et que si le poëte peut apprendre quelquefois au philosophe à sacrifier aux grâces, c'est au philosophe à rectifier, à multiplier, à étendre les idées du poëte, et à lui apprendre réciproquement à s'assujétir à la raison.

Du côté de la morale,

Sans cela toute fable est un œuvre imparfait (1),

(1) Liv. XII, fab. 2.

La Fontaine me paraît encore très-supérieur à Ésope, à Phèdre, à Pilpay, et même à la Motte; c'est sur-tout sous ce point de vue que ses fables sont, ainsi qu'on l'a dit des essais de Montaigne, un des derniers bons livres qu'on doit prendre, comme il est le dernier qu'on doit quitter. Ils ont tous deux cet avantage que l'auteur des essais trouvait pour lui-même dans les écrits de Plutarque et de Sénèque, c'est que la morale y est traictée à pièces décousues, qui ne demandent pas l'obligation d'un long travail; et c'est peut-être ainsi qu'elle doit être enseignée, parce que s'il est si incertain qu'on nous instruise et qu'on nous corrige, il est bien essentiel de nous amuser. La Motte, raisonneur exact et conséquent, mais subtil, froid et méthodique, mène durement l'homme à la vérité : La Fontaine, avec plus d'art, couvre de fleurs la route qui y conduit (1). Jamais écrivain n'a su rendre la vertu plus aimable, et le vice (2) plus ridicule. Il ne démontre

(1) Une morale nue apporte de l'ennui; Le conte fait passer le précepte avec lui.

Liv. VI, fab. 1.

(2) Tel est le principal but qu'il s'est proposé dans ses fables, comme il le dit lui-même :

Je tâche d'y tourner le vice en ridicule,
Ne pouvant l'attaquer avec des bras d'Hercule.
C'est là tout mon talent je ne sais s'il suffit.

pas, il fait sentir que l'humanité, la bonne foi, la bienfaisance, la justice, sont le plus ferme appui des états et du bonheur de ceux qui en règlent le destin; que la plus douce récompense de la vertu se trouve toujours au fond du cœur de celui qui la pratique; qu'une mauvaise action n'est jamais impunie, parce que la première que l'on commet dispose à une seconde, celle-ci à une troisième, et que c'est ainsi qu'on s'avance peu à peu vers le plus grand de tous les maux, le mépris de ses semblables; enfin que la vie du méchant, quelque heureuse qu'on puisse la supposer, n'est dans toute sa durée qu'une longue erreur de calcul, et la lutte continuelle d'un seul homme contre tous.

Il faut pourtant avouer (car, selon la remarque judicieuse de Voltaire, qui ne sait pas réprouver

Tantôt je peins en un récit

La sotte vanité jointe avecque l'envie,
Deux pivots sur qui roule aujourd'hui notre vie.

J'oppose quelquefois, par une double image,
Le vice à la vertu, la sottise au bon sens,
Les agneaux aux loups ravissans,

La mouche à la fourmi; faisant de cet ouvrage
Une ample comédie à cent actes divers,

Et dont la scène est l'univers.

Hommes, dieux, animaux, tout y fait quelque rôle,
Jupiter comme un autre, etc.

Liv. V, fab. 1.

le mauvais, n'est pas digne de sentir le bon), que le style de La Fontaine manque trop souvent de noblesse et de correction; que ces tournures vicieuses, ces fautes contre la langue qui le dé-parent, sont difficiles à excuser dans un homme qui avait sous les yeux des modèles tels que Racine et Boileau, et qui devait avoir pris dans leurs écrits le précepte et l'exemple d'une diction toujours élégante, harmonieuse et pure. A l'égard de ses fables, plusieurs m'ont paru un peu longues; il y en a même dont la morale est commune; d'autres où elle est vague, indéterminée, contradictoire, et dont on peut tirer des résultats opposés aux siens et souvent mieux fondés (1); d'autres enfin où l'on trouve des maximes fausses, et dont ceux qui gouvernent les hommes, pourraient faire peut-être un usage funeste (2) s'ils oubliaient un moment que la force ne fait pas le droit, et que la distinction du juste et de l'injuste n'est pas arbitraire et purement conventionnelle, mais qu'elle est fondée sur la nature même de l'homme, sur ses besoins physiques et ses relations sociales. Tous ces défauts frappent d'autant plus qu'on est soi-même plus instruit, plus accoutumé à réfléchir; et je n'ai pas dû les dissimuler. J'ose même dire qu'il est utile de les re

(1) Par exemple, dans la fable 16 du liv. X, etc.. (2) Voyez liv. X, fab. 11, à la fin.

marquer : l'intérêt de la vérité l'exige du philosophe; et le bon goût, dont les règles sont si sévères, si inflexibles, en fait un devoir au littérateur. Mais il faut observer aussi que La Fontaine aurait évité une grande partie de ces fautes, s'il n'eut pas eu pour les anciens une sorte de respect superstitieux dont il est bien difficile de se défendre, lorsqu'on en fait, comme lui, son unique étude, et sur-tout si, plus jaloux de sa réputation, moins inquiet et moins inconstant, il n'eût pas été, pour me servir de ses termes, volage en vers comme en amours (1).

A l'égard du peu de succès de ses fables dans

(1) Personne ne connaissait mieux que lui les imperfections de ses ouvrages ; il en indique même la véritable cause dans sa belle épître à madame de la Sablière, qui commence par ces vers si harmonieux et si bien pensés. Désormais que ma muse, aussi bien que mes jours, Touche de son déclin l'inévitable cours,

Et que de ma raison le flambeau va s'éteindre,
Irai-je en consommer les restes à me plaindre ?
Et prodigue d'un temps par la parque attendu,

Le perdre à regretter celui que j'ai perdu, etc.

Après une espèce d'examen de sa vie passée, et des erreurs de sa jeunesse, où l'on voit

L'inconstance d'une âme en ses plaisirs légère,
Inquiète, et par-tout hôtesse passagère,

Il ajoute :

Je m'avoue, il est vrai, s'il faut parler ainsi,
Papillon du Parnasse, et semblable aux abeilles
A qui le bon Platon compare nos merveilles.

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