Page images
PDF
EPUB

une suite nécessaire de cette prévention habituelle, mal juger de la distance à laquelle il voyait ces objets si imposans; et c'est ce qui a fait dire à Fontenelle ce mot plaisant, et qui exprime si finement l'extrême simplicité de La Fontaine, que cet auteur ne le cédait ainsi à Phèdre que par bêtise. En effet, il suffit, pour s'en convaincre, de comparer un moment entre eux ces deux poëtes.

Phèdre n'a ni la vérité, ni l'enjouement, ni la naïveté de La Fontaine : trois qualités également essentielles, dont la dernière sur-tout convient particulièrement à la fable. Il est moins rapide et moins vif que lui dans ses récits. Son style pur et concis, mais uniforme, froid et sans couleur, a je ne sais quoi de grave et de sévère qui convient mieux au poëme didactique qu'à l'apologue, où il faut de la facilité, et même une sorte de négligence et de familiarité qui a sa limite invariable comme tout ce qui ést bien dans quelque genre que ce soit. Il ne connaît ni l'art d'intéresser ses lecteurs par des images qui leur rappellent des sensations douces (1), ou par la peinture de certains phéno

gloire de les bien suivre. (Note de La Fontaine sur la fable 15 du premier livre. )

(1) Voyez l'épilogue de la fable des deux pigeons, et les vingt derniers vers de la fable 4 du livre XI sur l'a

mènes de la nature, aussi difficiles à observer qu'à décrire, ni celui d'indiquer, d'un mot (1),

mour de la retraite. On ne lit point ces deux morceaux sans émotion, sans éprouver sur-tout cette impression délicieuse que La Fontaine a si bien connue, et qu'il exprime si heureusement dans ces vers :

Il n'est rien

Qui ne me soit souverain bien,

Jusqu'au sombre plaisir d'un cœur mélancolique.
(1) Deux coqs vivaient en paix; une poule survint,
Et voilà la guerre allumée.

Amour, tu perdis Troie; et c'est de toi que vint
Cette querelle envenimée

Où du sang des dieux même on vit le Xanthe teint.

Liv. VII, fab. 13.

Dans la fable des deux aventuriers et du talisman, après avoir raconté comment l'un de ces aventuriers obtint la couronne pour prix de son courage, il ajoute : Il ne se fit prier que de la bonne sorte, Encor que le fardeau fût, dit-il, un peu fort. Sixte en disait autant quand on le fit saint-père. Liv. X, fab. 14.

Une autre fois, à l'occasion de deux chèvres qui, vou lant traverser un ruisseau sur une planche fort étroite, se disputaient les vains honneurs du pas, posant l'une après l'autre un pied sur la planche, il dit : Je m'imagine voir avec Louis-le-Grand

Philippe IV qui s'avance

Dans l'ile de la Conférence.
Ainsi s'avançaient pas à pas,
Nez à nez, nos aventurières,

Qui toutes deux étant fort fières,

Vers le milieu du pont ne se voulurent pas

L'une à l'autre céder, etc.

Liv. XII, fab. 4.

des rapports secrets entre les objets les plus éloignés, et de faire sortir de ces rapprochemens ingénieux une moralité fine et d'autant plus piquante qu'elle est plus détournée et plus imprévue. Ses fables sont l'ouvrage d'un écrivain correct et châtié, dont l'âme honnête et droite, mais toujours égale et tranquille, ne se passionne ni contre le vice ni pour la vertu : on les lit avec plaisir la première fois; mais on ne se sent pas tourmenté du desir de les relire une seconde, une troisième, une centième, comme celles de La Fontaine. Celui-ci a plus d'imagination, plus de verve et plus de connaissances que Phèdre; il a vu et comparé plus d'objets, rassemblé plus de faits observateur scrupuleux de ces convenances dont la réunion forme ce qu'on appelle la vérité en poésie comme en peinture, ses personnages, quels qu'ils soient, disent presque toujours ce qu'ils doivent dire dans leur position (1). Il a su donner à son dialogue cette précision, ce naturel (2), une des

:

Voyez encore d'autres allusions aussi ingénieuses, liv. I, fab. 8; liv. X, fab. 3; liv. XII, fab. 9, 23, etc. (1) Ille profectò Reddere personæ scit convenientia cuique.

[ocr errors]
[ocr errors]

Hor. de arte poet. v. 315. (2) On peut citer pour modèles en ce genre plusieurs de ses fables, telles que le Savetier et le Financier, les Femmes et le Secret, le Singe et le Dauphin, etc.

plus rares qualités du style, même dans les meilleurs écrivains, et peut-être la seule qu'on n'acquiert point par l'étude. Il faut lire ses vers pour connaître toutes les ressources de notre langue, et la variété des formes dont elle est susceptible, lorsqu'elle est maniée par un homme de génie. On trouve dans plusieurs de ses fables, l'élégance et la sensibilité de Tibulle (1); dans d'autres, le nombre et l'harmonie de Virgile (2);

(1) Vénus n'est pas plus belle dans Homère que dans ces vers du poëme d'Adonis :

Rien ne manque à Vénus, ni les lis, ni les roses,

Ni le mélange exquis des plus aimables choses,
Ni ce charme secret dont l'oeil est enchanté,

Ni la grace plus belle encor que la beauté.

(2) Voyez la fable du Chêne et du Roseau; celle de l'Astrologue qui se laisse tomber dans un puits, où il combat en si beaux vers les folies de l'astrologie judiciaire; la Mort et le Bûcheron, dont le début offre les images les plus vraies, embellies par les graces de la plus belle poésie.

des ans

Un pauvre bûcheron tout couvert de ramée,
Sous le faix du fagot aussi bien que
Gémissant et courbé, marchait à pas pesans,
Et tâchait de gagner sa chaumine enfumée.

Boileau a mis en vers le même sujet : mais quelle différence! combien La Fontaine lui est supérieur, même en qualité de poëte! La fable de Boileau est froide, dénuée d'intérêt, je dirais presque de goût : on n'y trouve pas un seul mot qui s'adresse à l'âme; lava

ici,

ici, la délicatesse d'Horace, son esprit, son goût (1); là, cette finesse de réflexion qui rend les ouvrages de cet ancien poëte si utiles, si agréables: en un mot, La Fontaine a toutes les sortes de style, et dans chacun les beautés qui lui sont propres, sans excepter même les mouvemens les plus pathétiques et les plus impétueux de l'éloquence (2).

Observons encore qu'à l'exemple de Lucrèce, il est le premier de sa nation qui ait écrit en vers sur des matières philosophiques, ce qui suppose nécessairement de la clarté dans l'esprit, et des

in parte mamilla nil salit: celle de La Fontaine est tout à la fois d'un homme sensible, d'un grand poëte, et d'un penseur profond.

(1) La fable du Renard qui a la queue coupée, est d'autant plus ingénieuse, qu'on peut en appliquer la moralité à toutes les circonstances de la vie, où des hommes injustes et jaloux sont toujours prêts à dépriser ou à jeter du ridicule sur les talens et les qualités qui leur manquent, et qu'ils voient avec chagrin dans les autres. « Votre avis est fort bon», pourrait-on leur dire :

Mais tournez-vous, de grace, et l'on vous répondra.

(2) Voyez le Paysan du Danube. Si vous voulez des modèles d'éloquence dans un autre genre, lisez la fable de l'Homme et la Couleuvre, celle du Vieillard et des trois Jeunes hommes, la Mort et le Mourant, etc. etc. etc.

[merged small][ocr errors]
« PreviousContinue »