Page images
PDF
EPUB

cepter l'enfance. Quel prestige peut fixer ainsi tous les esprits et tous les goûts? Qui peut frapper les enfans, d'ailleurs si incapables de sentir tant de beautés? C'est la simplicité de ces formules où ils retrouvent la langue de la conversation; c'est le jeu presque théâtral de ces scènes si courtes et si animées ; c'est l'intérêt qu'il leur fait prendre à ses personnages, en les mettant sous leurs yeux, illusion qu'on ne retrouve plus chez ses imitateurs, qui ont beau appeler un singe Bertrand, et un chat Raton, ne montrent jamais ni un chat, ni un singe. Qui peut frapper tous les peuples? C'est ce fond de raison universelle, répandu dans ses fables; c'est ce tissu de leçons convenables à tous les états de la vie ; c'est cette intime liaison de petits objets à de grandes vérités. Car nous n'osons penser que tous les esprits puissent sentir les grâces de ce style qui s'évanouissent dans une traduction; et si on lit La Fontaine dans la langue originale, n'est-il pas vraisemblable qu'en supposant aux étrangers la plus grande connaissance de cette langue, les grâces de son style doivent toujours être mieux senties chez un peuple où l'esprit de société, vrai caractère de la nation rapproche les rangs, sans les confondre; où le supérieur voulant se rendre agréable sans trop descendre, l'inférieur plaire sans s'avilir, l'ha

bitude de traiter avec tant d'espèces différentes d'amour-propre, de ne point les heurter dans la crainte d'en être blessés nous-mêmes, donne à l'esprit ce tact rapide, cette sagacité prompte, qui saisit les nuances les plus fines des idées d'autrui, présente les siennes dans le jour le plus convenable, et lui fait apprécier dans les ouvrages d'agrément, les finesses de langue, les bienséances du style, et ces convenances générales, dont le sentiment se perfectionne par le grand usage de la société. S'il est ainsi, comment les étrangers, supérieurs à nous sur tant d'objets, et si respectables d'ailleurs, pourraientils.... Mais quoi! puis-je hasarder cette opinion, lorsqu'elle est réfutée d'avance par l'exemple d'un étranger qui signale aux yeux de l'Europe son admiration pour La Fontaine? Sans doute cet étranger illustre, si bien naturalisé parmi nous, sent toutes les grâces de ce style enchanteur. La préférence qu'il accorde à notre fabuliste sur tant de grands hommes, dans le zèle qu'il montre pour sa mémoire, en est ellemême une preuve, à moins qu'on ne l'attribue en partie à l'intérêt qu'inspirent sa personne et son caractère (1).

(1) On sait qu'un étranger demanda à l'Académie de Marseille la permission de joindre la somme de 2000 1. à la médaille académique.

TROISIÈME

PARTIE.

Un homme ordinaire, qui aurait dans le cœur les sentimens aimables dont l'expression est si intéressante dans les écrits de La Fontaine, serait cher à tous ceux qui le connaîtraient; mais le fabuliste avait pour eux, et ce charme n'est point tout-à-fait perdu pour nous, un attrait encore plus piquant, c'est d'être l'homme tel qu'il paraît être sorti des mains de la nature. Il semble qu'elle l'ait fait naître pour l'opposer à l'homme tel qu'il se compose dans la société, et qu'elle lui ait donné son esprit et son talent pour augmenter le phénomène et le rendre plus remarquable par la singularité du contraste. Il conserva jusqu'au dernier moment, tous les goûts simples qui supposent l'innocence des mœurs et la douceur de l'âme; il a lui-même essayé de se peindre en partie, dans son roman de Psiché, où il représente la variété de ses goûts, sous le nom de Polyphile qui aime les jardins, les fleurs, les ombrages, la musique, les vers, et réunit toutes ces passions douces qui remplissent le cœur d'une certaine tendresse (1). On ne peut assez admirer ce fonds de bienveillance générale qui l'intéresse à tous les êtres vivans:

Hôtes de l'univers, sous le nom d'animaux,

(1) La Fontaine.

c'est sous ce point de vue qu'il les considère. Cette habitude de voir dans les animaux des membres de la société universelle, enfans d'un même père, disposition si étrange dans nos mœurs, mais commune dans les siècles reculés, comme on peut le voir par Homère, se retrouve encore chez plusieurs Orientaux. La Fontaine est-il bien éloigné de cette disposition, lorsqu'attendri par le malheur des animaux qui périssent dans une inondation, châtimens des crimes des hommes, il s'écrie par la bouche d'un vieillard?

Les animaux périr! car encor les humains,

Tous devaient succomber sous les célestes armes.

Il étend même cette sensibilité jusqu'aux plantes, qu'il anime non- seulement par ces traits hardis qui montrent toute la nature vivante sous les yeux d'un poëte, et qui ne sont que des figures d'expression, mais par le ton affectueux d'un vif intérêt qu'il déclare luimême, lorsque voyant le cerf brouter la vigne qui l'a sauvé, il s'indigne

Que de si doux ombrages

Soient exposés à ces outrages,

serait-il impossible qu'il eût senti lui-même le prix de cette partie de son caractère, et qu'averti par ses premiers succès, il l'eût soigneu

sement cultivée? Non, sans doute, car cet homme qu'on a cru (1) inconnu à lui-même, déclare formellement qu'il étudiait sans cesse le goût du public, c'est-à-dire tous les moyens de plaire. Il est vrai que quoiqu'il se soit formé sur son art une théorie très-fine et très-profonde, quoiqu'il eût reçu de la nature ce coup d'œil qui fit donner à Molière le nom de contemplateur, sa philosophie, si admirable dans les développemens du cœur humain, ne s'éleva point jusqu'aux généralités qui forment les systêmes; delà quelques incertitudes dans ses principes, quelques fables dont le résultat n'est point irrépréhensible, et où la morale paraît trop sacrifiée à la prudence. Delà quelques contradictions sur différens objets de politique et de philosophie. C'est qu'il laisse indécises les questions épineuses, et prononce rarement sur ces problêmes dont la solution n'est point dans le cœur et dans un fond de raison universelle. Sur tous les objets de ce genre qui sont absolument hors de lui, il s'en rapporte volontiers à Plutarque et à Platon, et n'entre point dans les disputes des philosophes; mais toutes les fois qu'il a véritablement une manière de sentir personnelle,

(1) A La Fontaine, à lui seul inconnu.

MARMONTEL, Epitre aux poëtes.

« PreviousContinue »