Page images
PDF
EPUB

une trop grande distance: c'est qu'ils ne lui montraient pas, comme le poëte français, quel usage on pouvait faire de cette langue qu'il devait lui-même illustrer un jour. Dans son admiration pour Malherbe, auquel il devait, si je puis parler ainsi, sa naissance poétique, il le prit d'abord pour son modèle; mais bientôt revenu au ton qui lui appartenait, il s'apperçut qu'une naïveté fine et piquante était le vrai caractère de son esprit ; caractère qu'il cultiva par la lecture de Rabelais, de Marot, et de quelques-uns de leurs contemporains. Il parut ainsi faire rétrograder la langue, quand les Bossuet, les Racine, les Boileau en avançaient le progrès par l'élévation et la noblesse de leur style: mais elle ne s'enrichissait pas moins dans les mains de La Fontaine, qui lui rendait les biens qu'elle avait laissé perdre, et qui, comme certains curieux, rassemblant avec soin des monnaies antiques, se composait un véritable trésor. C'est dans notre langue ancienne qu'il puisa ces expressions imitatives ou pittoresques, qui présentent sa pensée avec toutes les nuances accessoires; car nul auteur n'a mieux senti le besoin de rendre son âme visible. C'est le terme dont il se sert, pour exprimer un des attributs de la poésie. Voilà toute sa poétique, à laquelle il paraît avoir sacrifié tous les préceptes de la poé

tique ordinaire et de notre versification, dont ses écrits sont un modèle, souvent même parce qu'il en brave les règles. Eh! le goût ne peut-il pas les enfreindre, comme l'équité s'élève audessus des lois?

Cependant La Fontaine était né poëte, et cette partie de ses talens ne pouvait se développer dans les ouvrages dont il s'était occupé jusqu'alors. Il la cultivait par la lecture des modèles de l'Italie ancienne et moderne, par l'étude de la nature et de ceux qui l'ont su peindre. Je ne dois point dissimuler le reproche fait à ce rare écrivain par le plus grand poëte de nos jours, qui refuse ce titre de peintre à La Fontaine. Je sens, comme il convient, le poids d'une telle autorité; mais celui qui loue La Fontaine serait indigne d'admirer son critique, s'il ne se permettait d'observer que l'auteur des fables, sans multiplier ces tableaux où le poëte s'annonce à dessein comme peintre, n'a pas laissé d'en mériter le nom. Il peint rapidement et d'un trait: il peint par ce mouvement de ses vers, par la variété de ses mesures et de ses repos, et sur-tout par l'harmonie imitative. Des figures vraies et frappantes; mais peu de bordure et point de cadres : voilà La Fontaine. Sa muse aimable et nonchalante rappelle ce riant tableau de l'aurore dans un de ses T. 3. N iij *

poëmes, où il représente cette jeune déesse, qui, se balançant dans les airs,

La tête sur son bras, et son bras sur la nue,
Laisse tomber des fleurs, et ne les répand pas.

Cette description charmante est à la fois une réponse à ses censeurs, et l'image de sa poésie.

Ainsi se formèrent par degrés les divers talens de La Fontaine, qui tous se réunirent enfin dans ses fables. Mais elles ne purent être que le fruit de sa 'maturité : c'est qu'il faut du temps à de certains esprits pour connaître les qualités différentes dont l'assemblage forme leur vrai caractère, les combiner, les assortir, fortifier ces traits primitifs par l'imitation des écrivains qui ont avec eux quelque vraisemblance, et pour se montrer enfin tout entier dans un genre propre à déployer la variété de leurs talens. Jusqu'alors l'auteur ne faisant pas usage de tous ses moyens, ne se présente point avec tous ses avantages. C'est un athlète doué d'une force réelle, mais qui n'a point encore appris à se placer dans une attitude qui puisse la développer toute entière. D'ailleurs, les ouvrages qui, tels que les fables de La Fontaine, demandent une grande connaissance du cœur humain et du systême de la société, exigent un esprit mûri par l'étude et par l'expérience; mais aussi, devenus

une source féconde de réflexions, ils rappellent sans cesse le lecteur, auquel ils offrent de nouvelles beautés et une plus grande richesse de sens, à mesure qu'il a lui-même, par sa propre expérience, étendu la sphère de ses idées, et c'est ce qui nous ramène si souvent à Montagne, à Molière et à La Fontaine.

[ocr errors]

Tels sont les principaux mérites de ces écrits, toujours plus beaux, plus ils sont regardés (1), et qui mettant l'Auteur des fables au-dessus de son genre même, me dispensent de rappeler ici la foule de ses imitateurs étrangers ou français: tous se déclarent trop honorés de le suivre de loin ; et s'il eut la bêtise, suivant l'expression de M. de Fontenelle, de se mettre au-dessous de Phèdre ils ont l'esprit de se mettre audessous de La Fontaine, et d'être aussi modestes que ce grand homme. Un seul, plus confiant s'est permis l'espérance de lutter avec lui; et cette hardiesse, non moins que son mérite réel, demande peut-être une exception. Lamotte, qui conduisit son esprit par-tout, parce que son génie ne l'emporta nulle part, Lamotte fit des fables.... O La Fontaine ! la révolution d'un siècle n'avait point encore appris à la France combien tu étais un homme rare; mais après

(1) Boileau.

[ocr errors]

percer l'or

un moment d'illusion, il fallut bien voir qu'un
philosophe froidement ingénieux, ne joignant
à la finesse, ni le naturel, ni la grâce, plus
belle encore que la beauté; ne possédant point
ce qui plaît plus d'un jour (1), dissertant sur
son art et sur la morale; laissant
gueil de descendre jusqu'à nous, tandis que son
devancier paraît se trouver naturellement à
notre niveau; tâchant d'être naïf, et prouvant
qu'il a dû plaire; faible avec recherche, quand
La Fontaine ne l'est jamais que par négligence,
ne pouvait être le rival d'un poëte simple, sou-
vent sublime, toujours vrai, qui laisse dans le
cœur le souvenir de tout ce qu'il dit à la raison
joint à l'art de plaire, celui de n'y penser pas (2),
et dont les fautes, quelquefois heureuses, font
appliquer à son talent ce qu'il a dit d'une femme
aimable.

La négligence, à mon gré, si requise.
Pour cette fois fut sa dame d'atours.

Aussi tous les reproches qu'on a pu a pu lui faire sur quelques longueurs, sur quelques incorrections, n'ont point affaibli le charme qui ramène sans cesse à lui, qui le rend aimable pour toutes les nations et pour tous les âges, sans en ex

(1) La Fontaine. (2) Idem,

« PreviousContinue »