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Pour moi, sans insister sur ces beautés différentes, je me contenterai d'indiquer les sources principales d'où le poëte les a vu naître; je remarquerai que son caractère distinctif est cette étonnante aptitude à se rendre présent à l'action qu'il nous montre; de donner à chacun de ses personnages un caractère particulier dont l'unité se conserve dans la variété de ses fables, et le fait reconnaître par-tout. Mais une autre source de beautés bien supérieures, c'est cet art de savoir, en paraissant vous occuper de bagatelles, vous placer d'un mot dans un grand ordre de choses. Quand le loup, par exemple, accusant auprès du lion malade, l'indifférence du renard sur une santé si précieuse,

Daube, au coucher du roi, son camarade absent.

suis-je dans l'antre du lion? suis-je à la cour? Combien de fois l'Auteur ne fait-il pas naître du fond de ces sujets, si frivoles en apparence, des détails qui se lient comme d'eux-mêmes aux objets les plus importans de la morale, et aux plus grands intérêts de la société ? Ce n'est pas une plaisanterie d'affirmer que la dispute du lapin et de la belette, qui s'est emparée d'un terrier dans l'absence du maître; l'une faisant valoir la raison du premier occupant, et se moquant des prétendus droits de Jean Lapin;

l'autre réclamant les droits de succession transmis au susdit Jean, par Pierre et Simon ses aïeux, nous offre précisément le résultat de tant de gros ouvrages sur la propriété; et La Fontaine faisant dire à la belette,

Et quand ce serait un royaume?

Disant lui-même ailleurs,

Mon sujet est petit, cet accessoire est grand.

ne me force-t-il point d'admirer avec quelle adresse il me montre les applications générales de son sujet, dans le badinage même de son style? Voilà sans doute un de ses secrets; voilà ce qui rend sa lecture si attachante, même pour les esprits les plus élevés; c'est qu'à propos du dernier insecte, il se trouve, plus naturellement qu'on ne croit, près d'une grande idée, et qu'en effet il touche au sublime en parlant de la fourmi. Et craindrais-je d'être égaré par mon admiration pour La Fontaine, si j'osais dire le systême abstrait, tout est bien, paraît peut-être plus vraisemblable et sur-tout plus clair après le discours de Garo dans la fable de la citrouille et du gland, qu'après la lecture de Leibnitz et de Pope lui-même ?

que

S'il sait quelquefois simplifier ainsi les questions les plus compliquées, avec quelle facilité

la

la morale ordinaire doit-elle se placer dans ses écrits? Elle y naît sans effort, comme elle s'y montre sans faste; car La Fontaine ne se donne point pour un philosophe. Il semble même avoir craint de le paraître. C'est en effet ce qu'un poëte doit le plus dissimuler. C'est, pour ainsi dire, son secret; et il ne doit le laisser surprendre qu'à ses lecteurs les plus assidus et admis à sa confiance intime. Aussi La Fontaine ne veut-il être qu'un homme, et même un homme ordinaire. Peint-il les charmes de la beauté ?

Un philosophe, un marbre, une statue,
Auraient senti comme nous ces plaisirs.

C'est sur-tout quand il vient de reprendre quelques-uns de nos travers, qu'il se plaît à faire cause commune avec nous, et à devenir le disciple des animaux qu'il a fait parler. Veut-il faire la satyre d'un vice; il raconte simplement ce que ce vice fait faire au personnage qui en est atteint ; et voilà la satyre faite. C'est du dialogue, c'est des actions, c'est des passions des animaux que sortent les leçons qu'il nous donne. Nous en adresse-t-il directement; c'est la raison qui parle avec une dignité modeste et tranquille. Cette bonté naïve qui jette tant d'intérêt sur la plupart de ses ouvrages, le ramène sans cesse au genre d'une poésie simple qui adoucit l'éclat N*

T. 3.

d'une grande idée, la fait descendre jusqu'au vulgaire par la familiarité de l'expression, et rend la sagesse plus persuasive en la rendant plus accessible. Pénétré lui-même de tout ce qu'il dit, sa bonne foi devient son éloquence et produit cette vérité de style qui communique tous les [mouvemens de l'écrivain. Son sujet le conduit à répandre la plénitude de ses pensées, comme il épanche l'abondance de ses sentimens dans cette fable charmante où la peinture du bonheur de deux pigeons attendrit par degrés son âme, lui rappelle les souvenirs les plus chers, et lui inspire le regret des illusions qu'il a perdues.

Je n'ignore pas qu'un préjugé vulgaire croit ajouter à la gloire du fabuliste en le représentant comme un poëte qui, dominé par un instinct aveugle et involontaire, fut dispensé par la nature du soin d'ajouter à ses dons, et de qui l'heureuse indolence cueillait nonchalamment des fleurs qu'il n'avait point fait naître. Sans doute La Fontaine dut beaucoup à la nature qui lui prodigua la sensibilité la plus aimable, et tous les trésors de l'imagination. Sans doute le fablier était né pour porter des fables, mais par combien de soins cet arbre si précieux n'avait-il pas été cultivé? Qu'on se rappelle cette foule de préceptes du goût le plus fin et le plus

exquis, répandus dans ses préfaces et dans ses ouvrages; qu'on se rappelle ce vers si heureux, qu'il met dans la bouche d'Apollon lui-même,

Il me faut du nouveau, n'en fut-il plus au monde; Doutera-t-on que La Fontaine ne l'ait cherché, et que la gloire, ainsi que la fortune, ne vende ce qu'on croit qu'elle donne (1)? Si ses lecteurs, séduits par la facilité de ses vers, refusent d'y reconnaître les soins d'un art attentif, c'est précisément ce qu'il a desiré. Nier son travail, c'est lui en assurer la plus belle récompense. O La Fontaine ! ta gloire en est plus grande, le triomphe de l'art est d'être ainsi méconnu.

Et comment ne pas appercevoir ses progrès et ses études, dans la marche même de son esprit? Je vois cet homme extraordinaire, doué d'un talent qu'à la vérité, il ignore lui-même jusqu'à vingt-deux ans, s'enflammer tout-à-coup à la lecture d'une ode de Malherbe, comme Mallebranche à celle d'un livre de Descartes, et sentir cet enthousiasme d'une âme, qui, voyant de plus près la gloire, s'étonne d'être pour elle. Mais pourquoi Malherbe opéra-t-il le prodige refusé à la lecture d'Horace et de Virgile? C'est que La Fontaine les voyait à

née

(1) La Fontaine.

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