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prises qui font l'âme de la comédie, d'animer ses récits par cette gaieté de style qui est une nuance du style comique, relevée par les grâces d'une poésie légère qui se montre et disparaît tour-à-tour? Que dirai-je de cet art charmant de s'entretenir avec son lecteur, de se jouer de son sujet, de changer ses défauts en beautés, de plaisanter sur les objections, sur les invraisemblances, talent d'un esprit supérieur à ses ouvrages et sans lequel on demeure trop souvent au-dessous ? Telle est la portion de sa gloire que La Fontaine voulait sacrifier, et j'aurais essayé moi-même d'en dérober le souvenir à mes Juges, s'ils n'admiraient en hommes de goût ce qu'ils réprouvent par des motifs respectables, et si je n'étais forcé d'associer ses contes à ses apologues, en m'arrêtant sur le style de cet immortel écrivain.

SECONDE PARTIE.

Si jamais on a senti à quelle hauteur le mérite du style et l'art de la composition pouvaient élever un écrivain, c'est par l'exemple de La Fontaine. Il règne dans la littérature une sorte de convention qui assigne les rangs d'après la distance reconnue entre les différens genres, à-peu-près comme l'ordre civil marque les places dans la société, d'après la différence

des conditions; et quoique la considération d'un mérite supérieur puisse faire déroger à cette loi, quoiqu'un écrivain parfait dans un genre subalterne soit souvent préféré à d'autres écrivains d'un genre plus élevé, et qu'on néglige Stace pour Tibulle, ce même Tibulle n'est point mis à côté de Virgile. La Fontaine seul, environné d'écrivains dont les ouvrages présentent tout ce qui peut réveiller l'idée du génie, l'invention, la combinaison des plans, la force et la noblesse du style, La Fontaine paraît avec des ouvrages de peu d'étendue, dont le fond est rarement à lui, et dont le style est ordinairement familier. Le bon homme se place parmi tous ces grands écrivains, comme l'avait prévu Molière, et conserve au milieu d'eux le surnom d'inimitable. C'est une révolution qu'il a opérée dans les idées reçues et qui n'aura peut-être d'effet que pour lui; mais elle prouve au moins que, quelles que soient les conventions littéraires qui distribuent les rangs, le Génie garde une place distinguée à quiconque viendra, dans quelque genre que ce puisse être, instruire et enchanter les hommes. Qu'importe en effet de quel ordre soient les ouvrages, quand ils offrent des beautés du premier ordre ? D'autres auront atteint la perfection de leur genre, le fabuliste aura élevé le sien jusqu'à lui.

Le style de La Fontaine est peut-être ce que l'histoire littéraire de tous les siècles offre de plus étonnant. C'est à lui seul qu'il était réservé de faire admirer, dans la briéveté d'un apologue, l'accord des nuances les plus tranchantes et l'harmonie des couleurs les plus opposées. Souvent une seule fable réunit la naïveté de Marot, le badinage et l'esprit de Voiture, des traits de la plus haute poésie, et plusieurs de ces vers que la force du sens grave à jamais dans la mémoire. Nul auteur n'a mieux possédé cette souplesse de l'âme et de l'imagination qui suit tous les mouvemens de son sujet. Le plus familier des écrivains devient tout-à-coup et naturellement le traducteur de Virgile ou de Lucrèce; et les objets de la vie commune sont relevés chez lui par ces tours nobles et cet heureux choix d'expressions qui les rendent dignes du poëme épique. Tel est l'artifice de son style, que toutes ces beautés semblent se placer d'ellesmêmes dans sa narration, sans interrompre ni retarder sa marche. Souvent même la description la plus riche, la plus brillante y devient nécessaire, et ne paraît, comme dans la fable du Chêne et du Roseau, dans celle du Soleil et de Borée, que l'exposé même du fait qu'il raconte. Ici, messieurs, le poëte des Grâces m'arrête et m'interdit, en leur nom, les détails et la

sécheresse de l'analyse. Si l'on a dit de Montagne qu'il faut le montrer et non le peindre, le transcrire et non le décrire, ce jugement n'estil pas plus applicable à La Fontaine ? Et combien de fois en effet n'a-t-il pas été transcrit ? Mes Juges me pardonneraient-ils d'offrir à leur admiration cette foule de traits présens au souvenir de tous ses lecteurs, et répétés dans tous ces livres consacrés à notre éducation, comme le livre qui les a fait naître? Je suppose en effet que mes rivaux relèvent, l'un l'heureuse alliance de ses expressions, la hardiesse et la nouveauté de ses figures d'autant plus étonnantes, qu'elles paraissent plus simples: que l'autre fasse valoir ce charme continu du style qui réveille une foule de sentimens, embellit de couleurs si riches et si variées tous les contrastes que lui présente son sujet, m'intéresse à des bourgeons gâtés par un écolier, m'attendrit sur le sort de l'aigle qui vient de perdre ses œufs, ses tendres œufs, sa plus douce espérance (1): qu'un troisième vous vante l'agrément et le sel de sa plaisanterie qui rapproche si naturellement les grands et les petits objets, voit tour-à-tour dans un renard Patrocle, Ajax, Annibal; Alexandre dans un chat; rappelle, dans le combat de deux coqs

(1) La Fontaine.

pour une poule, la guerre de Troie pour Hélène; met de niveau Pyrrhus et la Laitière; se représente dans la querelle de deux chèvres qui se disputent le pas, fières de leur généalogie si poétique et si plaisante, Philippe IV et Louis XIV s'avançant dans l'île de la conférence; que prouveront-ils ceux qui vous offriront tous ces traits, sinon que des remarques devenues communes peuvent être plus ou moins heureusement rajeunies par le mérite de l'expression? Et d'ailleurs, comment peindre un poëte qui souvent semble s'abandonner comme dans une conversation facile, qui citant Ulysse à propos des voyages d'une tortue, s'étonne lui-même de le trouver là; dont les beautés paraissent quelquefois une heureuse rencontre, et possèdent ainsi, pour me servir d'un mot qu'il aimait, la grâce de la soudaineté ; qui s'est fait une langue et une poé-, tique particulières; dont le tour est naïf, quand` sa pensée est ingénieuse; l'expression, simple quand son idée est forte; relevant ces grâces naturelles par cet attrait piquant qui leur prête ce que la phisionomie ajoute à la beauté; qui se joue sans cesse de son art; qui, à propos de la tardive maternité d'une alouette, me peint les délices du printemps, les plaisirs, les amours de tous les êtres, et met l'enchantement de la nature en contraste avec le veuvage d'un oiseau?

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