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autre être ! Telle est en effet la misère et la vanité de l'homme, qu'après s'être mis au-dessous de lui-même par ses vices, il veut ensuite s'élever au-dessus de sa nature, par le simulacre imposant des vertus auxquelles il se condamne; et qu'il deviendrait, en réalisant les chimères de son orgueil, aussi méconnaissable à luimême par sa sagesse, qu'il l'est en effet par sa folie. Mais après tous ces vains efforts, rendu à sa médiocrité naturelle, son cœur lui répète ce mot d'un vrai sage, que c'est une cruauté de vouloir élever l'homme à tant de perfection. Aussi tout ce faste philosophique tombe-t-il devant la raison simple, mais lumineuse, de La Fontaine. Un ancien osait dire qu'il faut combattre souvent les lois par la nature; c'est par la nature que La Fontaine combat les maximes outrées de la philosophie. Son livre est la loi naturelle en action, c'est la morale de Montagne épurée dans une âme plus douce, rectifiée par un sens encore plus droit, embellie des couleurs d'une imagination plus aimable, moins forte peut-être, mais non pas moins brillante.

N'attendez point de lui ce fastueux mépris de la mort, qui, parmi quelques leçons d'un courage trop souvent nécessaire à l'homme, a fait débiter aux philosophes tant d'orgueilleuses absurdités. Tout sentiment exagéré n'avait point

de prise sur son âme, s'en écartait naturellement; et la facilité même de son caractère semblait l'en avoir préservé. La Fontaine n'est point le poëte de l'héroïsme; il est celui de la vie commune, de la raison vulgaire. Le travail, la vigilance, l'économie, la prudence sans inquiétude, l'avantage de vivre avec ses égaux, le besoin qu'on peut avoir de ses inférieurs, la modération, la retraite, voilà ce qu'il aime et ce qu'il fait aimer. L'amour, cet objet de tant de déclamations, ce mal qui peut-être est un bien, dit La Fontaine, il le montre comme une faiblesse naturelle et intéressante. Il n'affecte point ce mépris pour l'espèce humaine, qui aiguise la satire mordante de Lucien, qui s'annonce hardiment dans les écrits de Montagne, se découvre dans la folie de Rabelais, et perce quelquefois même dans l'enjouement d'Horace. Ce n'est point cette austérité qui appelle, comme dans Boileau, la plaisanterie au secours d'une raison sévère, ni cette dureté misanthropique de la Bruyère et de Pascal, qui portant le flambeau dans l'abîme du cœur humain, jette une lueur effrayante sur ses tristes profondeurs. Le mal qu'il peint, il le rencontre, les autres l'ont cherché. Pour eux, nos ridicules sont des ennemis dont ils se vengent; pour La Fontaine, ce sont des passans incommodes, dont il songe

à se garantir: il rit et ne hait point (1). Censeur assez indulgent de nos faiblesses, l'avarice est de tous nos travers, celui qui paraît le plus révolter son bon sens naturel. Mais s'il n'éprouve et n'inspire point

Ces haines vigoureuses Que doit donner le vice aux âmes vertueuses. au moins préserve-t-il ses lecteurs du poison de la misanthropie, effet ordinaire de ces haines. L'âme, après la lecture de ses ouvrages, calme, reposée, et pour ainsi dire, rafraîchie, comme au retour d'une promenade solitaire et champêtre, trouve en soi-même une compassion douce pour l'humanité, une résignation tranquille à la providence, à la nécessité, aux lois de l'ordre établi, enfin l'heureuse disposition de supporter patiemment les défauts d'autrui, et même les siens leçon qui n'est peut-être pas une des moindres que puisse donner la philosophie.

Ici, messieurs, je réclame pour La Fontaine l'indulgence dont il a fait l'âme de sa morale; et déja l'Auteur des fables a sans doute obtenu la grâce de l'Auteur des contes; grâce que ses derniers momens ont encore mieux sollicitée. Je le vois, dans son repentir, imitant en quelque sorte ce Héros dont il fut estimé, qu'un peintre

(1) Ridet et odit. Juvenal.

ingénieux nous représente, déchirant de son histoire le récit des exploits que sa vertu condamnait; et si le zèle d'une pieuse sévérité reprochait encore à La Fontaine une erreur qu'il a pleurée lui-même, j'observerais qu'elle prit sa source dans l'extrême simplicité de son caractère; car c'est lui qui, plus que Boileau,

Fit, sans être malin, ses plus grandes malices (1).

Je remarquerais que les écrits de ce genre ne passèrent long-temps que pour des jeux d'esprit, des joyeusetés folâtres, comme le dit Rabelais, dans un livre plus licencieux, devenu la lecture favorite et publiquement avouée des hommes les plus graves de la Nation : j'ajouterais que la reine de Navarre, princesse d'une conduite irréprochable et même de mœurs austères, publia des contes beaucoup plus libres, sinon par le fond, du moins par la forme, sans que la médisance se permit, même à la cour, de soupçonner sa vertu. Mais en abandonnant une justification trop difficile de nos jours, s'il est vrai que la décence dans les écrits augmente avec la licence des mœurs, bornons-nous à rappeler La Fontaine donna dans ses contes le modèle de la narration badine; et puisque je me per

que

(1) Vers de Boileau.

mets d'anticiper ici sur ce que je dois dire de son style et de son goût, observons qu'il eut sur Pétrone, Machiavel et Bocace, malgré leur élégance et la pureté de leur langage, cette même supériorité que Boileau, dans sa dissertation sur Joconde, lui donne sur l'Arioste luimême. Et parmi ses successeurs, qui pourraiton lui comparer? serait-ce ou Vergier, ou Grécourt, qui dans la faiblesse de leur style, négligeant de racheter la liberté du genre par la décence de l'expression, oublient que les grâces, , pour être sans voile, ne sont pourtant pas sans pudeur? ou Senécé, estimable pour ne s'être pas traîné sur les traces de La Fontaine en lui demeurant inférieur ? ou l'auteur de la Métromanie, dont l'originalité, souvent heureuse, paraît quelquefois trop bizarre ? Non sans doute, et il faut remonter jusqu'au plus grand poëte de notre âge; exception glorieuse à La Fontaine lui-même, et pour laquelle il désavouerait le sentiment qui lui dicta l'un de ses plus jolis vers:

L'or se peut partager, mais non pas la louange.

Où existait avant lui, du moins au même degré cet art de préparer, de fonder, comme sans dessein, les incidens, de généraliser des peintures locales, de ménager au lecteur ces sur

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