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C'est en effet comme de vrais personnages dramatiques qu'il faut les considérer; et s'il n'a point la gloire d'avoir eu le premier cette idée si heureuse d'emprunter aux différentes espèces d'animaux l'image des différens vices que réunit la nôtre; s'ils ont pu se dire comme lui,

Le roi de ces gens-là n'a pas moins de défauts
Que ses sujets;

lui seul a peint les défauts que les autres n'ont fait qu'indiquer. Ce sont des sages qui nous conseillent de nous étudier: La Fontaine nous dispense de cette étude, en nous montrant à nousmêmes; différence qui laisse le moraliste à une si grande distance du poëte. La bonhomie réelle ou apparente, qui lui fait donner des noms, des surnoms, des métiers aux individus de chaque espèce; qui lui fait envisager les espèces mêmes comme des républiques, des royaumes des empires, est une sorte de prestige qui rend leur feinte existence réelle aux yeux de ses lecteurs. Ratopolis devient une grande capitale ; et l'illusion où il nous amène, est le fruit de l'illusion parfaite où il a su se placer lui-même. Ce genre de talent si nouveau, dont ses devanciers n'avaient pas eu besoin pour peindre les premiers traits de nos passions, devient nécessaire à La Fontaine, qui doit en exposer à nos yeux les

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nuances

nuances les plus délicates: autre caractère essentiel, né de ce génie d'observation, dont Molière était si frappé dans notre Fabuliste.

Je pourrais, messieurs, saisir une multitude de rapports entre plusieurs personnages de Molière et d'autres de La Fontaine, montrer entre eux des ressemblances frappantes dans la marche et dans le langage des passions (1): mais négligeant les détails de ce genre, j'ose considérer l'Auteur des fables d'un point de vue plus élevé. Je ne cède point au vain desir d'exagérer mon sujet, maladie trop commune de nos jours;

(1) Qui peint le mieux, par exemple, les effets de la prévention, ou M. de Sotenville repoussant un homme à jeun, et lui disant: retirez-vous, vous puez le vin; ou l'ours qui, s'écartant d'un corps qu'il prend pour un cadavre, se dit à lui-mêine: ôtons-nous, car il sent? Et le chien, dont le raisonnement serait fort bon dans la bouche d'un maître, mais qui n'étant que d'un simple chien, fut trouvé fort mauvais, ne rappelle-t-il pas Sosie?

Tous mes discours sont des sottises,
Partant d'un homme sans éclat ;
Ce seraient paroles exquises,
Si c'était un grand qui parlât.

On pourrait rapprocher plusieurs traits de cette espèce; mais il suffit d'en citer quelques exemples. La Fontaine est, après la nature et Molière, la meilleure étude d'un poëte comique.

T. 3.

M

mais sans méconnaître l'intervalle immense qui sépare l'art si simple de l'apologue, et l'art si compliqué de la comédie, j'observerai, pour être juste envers La Fontaine, que la gloire d'avoir été avec Molière le peintre le plus fidèle de la nature et de la société, doit rapprocher ici ces deux grands hommes. Molière, dans chacune de ses pièces, ramenant la peinture des mœurs à un objet philosophique, donne à la comédie la moralité de l'apologue. La Fontaine, transportant dans ses fables la peinture des mœurs, donne à l'apologue une des grandes beautés de la comédie, les caractères. Doués tous les deux au plus haut degré du génie d'observation, génie dirigé dans l'un par une raison supérieure, guidé dans l'autre par un instinct non moins précieux, ils descendent dans le plus profond secret de nos travers et de nos faiblesses; mais chacun, selon la double différence de son genre et de son caractère, les exprime différemment. Le pinceau de Molière doit être plus énergique et plus ferme, celui de La Fontaine plus délicat et plus fin. L'un rend les grands traits avec une force qui le montre comme supérieur aux nuances; l'autre saisit les nuances avec une sagacité qui suppose la science des grands traits. Le poëte comique semble s'être plus attaché aux ridicules, et a peint quelquefois les formes passagères de

la société. Le fabuliste semble s'adresser davantage aux vices, et a peint une nature encore plus générale. Le premier me fait plus rire de mon voisin; le second me ramène plus à moimême. Celui-ci me venge davantage des sottises d'autrui; celui-là me fait mieux songer aux miennes. L'un semble avoir vu les ridicules comme un défaut de bienséance, choquant pour la société ; l'autre, avoir vu les vices comme un défaut de raison, fâcheux pour nous-mêmes. Après la lecture du premier, je crains l'opinion publique; après la lecture du second, je crains ma conscience. Enfin l'homme corrigé par Molière, cessant d'être ridicule, pourrait demeurer vicieux; corrigé par La Fontaine, il ne serait plus ni vicieux ni ridicule, il serait raisonnable et bon; et nous nous trouverions vertueux, comme La Fontaine était philosophe, sans nous en douter.

Tels sont les principaux traits qui caracté risent chacun de ces grands hommes ; et si l'intérêt qu'inspirent de tels noms me permet de joindre à ce parallèle quelques circonstances étrangères à leur mérite, j'observerai que nés l'un et l'autre précisément à la même époque, tous deux sans modèle parmi nous, sans rivaux, sans successeurs, liés pendant leur vie d'une amitié constante, la même tombe les réunit

après leur mort; et que la même poussière couvre les deux écrivains les plus originaux que la France ait jamais produit (1).

Mais ce qui distingue La Fontaine de tous les moralistes, c'est la facilité insinuante de sa morale, c'est cette sagesse, naturelle comme lui-même, qui paraît n'être qu'un heureux développement de son instinct. Chez lui, la vertu ne se présente point environnée du cortége effrayant qui l'accompagne d'ordinaire. Rien d'affligeant, rien de pénible. Offre-t-il quelque exemple de générosité, quelque sacrifice? il le fait naître de l'amour, de l'amitié, d'un sentiment si simple, si doux, que ce sacrifice même a dû paraître un bonheur. Mais s'il écarte en général les idées tristes d'efforts, de privations, de dévouement il semble qu'ils cesseraient d'être nécessaires, et que la société n'en aurait plus besoin. Il ne vous parle que de vous-même ou pour vous-même; et de ses leçons, ou plutôt de ses conseils, naîtrait le bonheur général. Combien cette morale est supérieure à celle de tant de philosophes qui paraissent n'avoir point écrit pour des hommes, et qui taillent, comme dit Montagne, nos obligations à la raison d'un

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(1) Ils sont ensevelis dans la ci-devant église Joseph, rue Montmartre.

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