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DE

LA FONTAINE.

Ouvrage qui a remporté le Prix, au jugement de l'Académie de Marseille, le 25 d'Août 1774.

Æsopo ingentem Statuam posuere Attici.
Phed. L. II. Epilog.

LE plus modeste des Ecrivains, La Fontaine,

a lui-même, sans le savoir, fait son éloge, et presque son apothéose, lorsqu'il a dit que, si l'apologue est un présent des hommes, celui qui nous l'a fait mérite des autels. C'est lui qui a fait ce présent à l'Europe; et c'est vous, messieurs, qui, dans ce concours solemnel, allez, pour ainsi dire, élever en son honneur l'autel que lui doit notre reconnaissance. Il semble qu'il vous soit réservé d'acquitter la nation envers deux de ses plus grands poëtes, ses deux poëtes les plus aimables. Celui que vous associez aujourd'hui à Racine, non moins admirable par ses écrits, encore plus intéressant par sa personne, plus simple, plus près de nous, compagnon de notre enfance, est devenu pour nous

un ami de tous les momens. Mais s'il est doux de louer La Fontaine, d'avoir à peindre le charme de cette morale indulgente, qui pénètre dans le cœur sans le blesser, amuse l'enfant pour en faire un homme, l'homme pour en faire un sage, et nous ménerait à la vertu, en nous rendant à la nature, comment découvrir le secret de ce style enchanteur, de ce style inimitable et sans modèle, qui réunit tous les tons, sans blesser l'unité? Comment parler de cet heureux instinct, qui sembla le diriger dans sa conduite comme dans ses ouvrages; qui se fait également sentir dans la douce facilité de ses mœurs et de ses écrits, et forma d'une âme si naïve et d'un esprit si fin, un ensemble si piquant et si original? Faudra-t-il raisonner sur le sentiment, disserter sur les grâces, et ennuyer nos lecteurs pour montrer comment La Fontaine a charmé les siens? Pour moi, messieurs, évitant de discuter ce qui doit être senti, et de vous offrir l'analyse de la naïveté, je tâcherai seulement de fixer vos regards sur le charme de sa morale, sur la finesse exquise de son goût, sur l'accord singulier que l'une et l'autre eurent toujours avec la simplicité de ses mœurs; et dans ces différens points de vue, je saisirai rapidement les principaux traits qui le

caractérisent.

PREMIÈRE PARTI E.

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L'apologue remonte à la plus haute antiquité, car il commença des qu'il y eut des tyrans et des esclaves. On offre de face la vérité à son égal, on la laisse entrevoir de profil à son maître. Mais quelle que soit l'époque de ce bel art, la philosophie s'empara bientôt de cette invention de la servitude, et en fit un instrument de la morale. Lokman et Pilpay dans l'Orient Esope et Gabrias dans la Grèce, revêtirent la vérité du voile transparent de l'apologue; mais le récit d'une petite action réelle ou allégorique, aussi diffus dans les deux premiers, que serré et concis dans les deux autres, dénué des charmes du sentiment et de la poésie, découvrait trop froidement, quoique avec esprit, la moralité qu'il présentait. Phèdre, né dans l'esclavage comme ses trois premiers prédécesseurs, n'affectant ni le laconisme excessif de Gabrias, ni même la brièveté d'Esope, plus élégant, plus orné, parlant à la cour d'Auguste le langage de Térence; Faërne, car j'omets Avienus, trop inférieur à son devancier, Faërne qui, dans sa latinité du seizième siècle, semblerait avoir imité Phèdre, s'il avait pu connaître des ouvrages ignorés de son temps, ont droit de plaire à tous les esprits cultivés ; et

leurs bonnes fables donneraient même l'idée de la perfection dans ce genre, si la France n'eût produit un homme unique dans l'histoire des lettres, qui devait porter la peinture des mœurs dans l'apologue, et l'apologue dans le champ de la poésie. C'est alors que la fable devient un ouvrage de génie, et qu'on peut s'écrier, comme notre fabuliste, dans l'enthousiasme que lui inspire ce bel art: c'est proprement un charme. Oui, c'en est un sans doute; mais on ne l'éprouve qu'en lisant La Fontaine, et c'est à lui que le charme a commencé.

L'art de rendre la morale aimable existait à peine parmi nous. De tous les écrivains profanes, Montagne seul (car pourquoi citerais-je ceux qu'on ne lit plus ?) avait approfondi avec agrément cette science si compliquée, qui, pour l'honneur du genre - humain, ne devrait pas même être une science. Mais outre l'inconvénient d'un langage déja vieux, sa philosophie audacieuse, souvent libre jusqu'au cynisme, ne pouvait convenir ni à tous les âges, ni à tous les esprits; et son ouvrage, précieux à tant d'égards, semble plutôt une peinture fidèle des 'inconséquences de l'esprit humain, qu'un traité de philosophie pratique. Il nous fallait un livre d'une morale douce, aimable, facile, applicable à toutes les circonstances, faite pour tous les

états, pour tous les âges, et qui pût remplacer enfin, dans l'éducation de la jeunesse,

Les quatrains de Pibrac et les doctes sentences
Du conseiller Mathieu ;

MOLIÈRE.

car c'étaient là les livres de l'éducation ordinaire. La Fontaine cherche ou rencontre le genre de la fable que Quintilien regardait comme consacré à l'instruction de l'ignorance. Notre fabuliste, si profond aux yeux éclairés, semble avoir adopté l'idée de Quintilien : écartant tout appareil d'instruction, toute notion trop compliquée, il prend sa philosophie dans les sentimens universels, dans les idées généralement reçues, et, pour ainsi dire, dans la morale des proverbes, qui, après tout, sont le produit de l'expérience de tous les siècles. C'était le seul moyen d'être à jamais l'homme de toutes les nations, car la morale, si simple en elle-même, devient contentieuse au point de former des sectes, lorsqu'elle veut remonter aux principes d'où dérivent ses maximes, principes presque toujours contestés. Mais La Fontaine, en partant des notions communes et des sentimens nés avec nous, ne voit point dans l'apologue un simple récit qui mène à une froide moralité; il fait de son livre,

Une ample comédie à cent actes divers.

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