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muniquer, pour peu qu'on en expose méthodiquement les motifs. En histoire, et surtout lorsqu'il s'agit de temps antiques, antérieurs au siècle de Périclès, il n'existe que des traditions le plus souvent fabuleuses, et dont il est à peine possible d'extraire un petit nombre de notions constantes et précises. On a besoin cependant de reproduire le corps entier de ces fables, parce qu'il fait partie de l'instruction sinon historique, du moins littéraire. Il faut bien savoir les aventures de Crésus et de Cyrus, au moins comme celles d'Ulysse et d'Énée : la différence n'est pas grande. Encore si l'on pouvait penser que des leçons morales très-saines et très-profondes sont attachées à ces fictions, et que la croyance qu'elles ont obtenue a contribué au bonheur de l'humanité, on se consolerait de leur invraisemblance. Mais, je l'avouerai, c'est encore là une illusion que je ne saurais me faire. A mes yeux, l'influence de ces mensonges n'a jamais été salutaire : ils ont entretenu l'ignorance, la crédulité et les superstitions serviles : ils ont retardé la civilisation proprement dite, celle qui se fonde sur la vérité, s'affermit par la liberté, se développe par le progrès des facultés intellectuelles et des habitudes sociales. Encore une fois, la connaissance de ces traditions chimériques nous est devenue nécessaire : il faut tâcher de la rendre utile, en y appliquant les règles d'une critique sévère et les maximes d'une politique raisonnable.

Nous sommes parvenus au chapitre CXLI du premier livre d'Hérodote, et il ne reste que soixantequatre chapitres pour achever ce livre; mais nous aurons à porter aussi nos regards sur un autre roman classique de Cyrus, composé par Xénophon; car il importe de recueillir, de confronter toutes les tradi

tions, et d'ajouter leur divergence extrême aux autres preuves de leur commune frivolité. Ce sera donc de Cyrus encore, du plus célèbre conquérant du cinquième siècle avant l'ère vulgaire, que je vous entretiendrai dans notre prochaine séance.

SEPTIÈME LEÇON.

SUITE DE L'EXAMEN DU PREMIER LIVRE.

LA CYROPÉDIE DE XENOPHON RAPPROCHÉE DE L'HISTOIRE DE CYRUS contenue DANS HERODOTE.

Messieurs, Hérodote nous a conté l'histoire de Cyrus depuis sa naissance jusqu'au détrônement, non-seulement de son aïeul Astyage, mais aussi du roi de Lydie Crésus. Si cette relation, considérée en elle-même, ne semble pas toujours très-croyable, on est encore plus disposé à la révoquer en doute, lorsqu'on la voit contredite ou modifiée par celles qui se lisent en d'autres anciens livres. Ctésias dit que Cyrus n'était point le petit-fils d'Astyage, et qu'il n'a commencé d'appartenir à la famille de ce roi des Mèdes qu'en épousant sa fille Amytis; qu'après ce mariage, les Bactriens se soumirent volontairement à sa domination; qu'ensuite il vainquit le Lydien Crésus, le prit, le fit passer dans la Médie, où il lui donna une grande ville près d'Ecbatane; que plus tard, Cyrus et Astyage se brouillèrent et que le beau-père mourut poignardé par un envoyé du gendre; qu'enfin Cyrus, après trente ans de règne, périt lui-même d'une blessure qu'il reçut dans une bataille contre les Derbices. Maintenant, Messieurs, si vous ouvrez le premier livre de Justin, cet abréviateur de Trogue Pompée vous semblera n'être que celui d'Hérodote, jusqu'au moment où Cyrus reçoit les tablettes d'Harpagus, enfermées dans un lièvre. Mais Justin ajoute que Cyrus fut averti par un songe qu'il

devait exécuter ce que lui conseillait Harpagus, et associer à cette entreprise le premier homme qui le lendemain se présenterait devant lui. Cyrus sort avant le jour, et rencontre dans les champs un esclave qui appartient à un Mède, et qui se nomme Sybarès. Apprenant que cet esclave est né en Perse, il le délivre de ses chaînes, le prend pour compagnon, et rentre avec lui à Persépolis. Il n'est plus question de fausses lettres d'Astyage, conférant à Cyrus le commandement général des armées. Les Perses sont convoqués, et après avoir été employés le premier jour à couper une forêt, ils sont régalés le lendemain, déclarent, comme dans Hérodote, que la seconde journée leur plaît beaucoup plus que la précédente; et dans l'espoir de faire bonne chère durant tout le reste de leur vie, prennent les armes, attaquent les troupes d'Astyage, et triomphent presque sans péril; car les Mèdes sont commandés par Harpagus qui les livre aussitôt à Cyrus. Il y eut une seconde action sur laquelle Hérodote ne donne à peu près aucun détail : Justin y supplée : il raconte qu'Astyage ayant rassemblé tous ses guerriers, tous ses alliés, les divisa en deux corps d'armée : l'un marchant en avant contre les Perses, l'autre placé en arrière pour exterminer à l'instant tous les soldats du premier corps qui voudraient fuir ou qui ne feraient pas bonne contenance. « Vous voilà, leur dit Astyage, entre «< deux dangers : c'est à vous de voir lequel vaut mieux « d'exterminer les Perses ou d'être vous-mêmes taillés << en pièces par des Mèdes.» En effet, la nécessité les rendit braves; et déjà les guerriers de Cyrus prenaient la fuite si les femmes perses ne s'en étaient mêlées. Voyant leurs fils et leurs maris en déroute, elles se

précipitèrent à leur rencontre, et leur demandèrent s'ils avaient résolu de se réfugier dans le sein de leurs mères oude leurs épouses: Num in uteros matrum vel uxorum velint refugere. Il n'en fallut pas davantage : les Perses revolent au combat, défont les Mèdes, et prennent Astyage. Cyrus se conduisit en petit-fils plutôt qu'en vainqueur : Nepotem magis quàmvictorem egit : il mit son aïeul à la tête de la très-grande nation des Hyrcaniens: Maximæ genti Hyrcanorum præposuit; et l'empire des Mèdes s'éteignit après avoir duré trois cent cinquante ans; vous vous souvenez qu'Hérodote a dit cent vingt-huit.

L'esclave Sybarès avait-il rendu quelque grand service à Cyrus? C'est ce que Justin ne dit pas. Seulement il nous apprend que le prince lui donna sa sœur en mariage, et lui confia le gouvernement de la Perse; mais que les villes de cet État se révoltèrent, que Cyrus eut en conséquence plusieurs guerres à soutenir, qu'il vainquit les Babyloniens et leur allié Crésus, roi de Lydie. L'historien latin ne fait aucune mention ni de la prise de Sardes, ni du bûcher sur lequel Crésus fut étendu. Il se borne à dire que le vainqueur lui laissa la vie, et lui concéda même la ville de Barcé pour y vivre, sinon en roi, du moins avec un éclat fort approchant de celui du trône. Ces ménagements étaient commandés par la crainte de soulever toute la Grèce, qui prenait un vif intérêt à Crésus. Les Lydiens donnaient déjà bien assez d'embarras à Cyrus, qui avait à réprimer leurs rébellions. Quand il les eut soumis une seconde fois, il leur ôta leurs armes et leurs chevaux, les contraignit tous de se faire cabaretiers ou bateleurs, ou d'exercer des professions plus viles encore: Jussi

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