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vastes tableaux qui nous en restent. Aucun des recueils modernes n'en saurait tenir lieu : fussent-ils plus longs, ils seront moins complets et surtout moins originaux. Dans notre séance prochaine, nous nous occuperons des chapitres ou articles 84 à 140 du livre Ier. Ils nous offriront les détails de la prise de Sardes et du détrônement de Crésus; une notice des plus célèbres monuments de la Lydie; une digression sur la colonie qu'on suppose fondée en Italie par le Lydien Tyrrhénus; un tableau de l'histoire des Mèdes sous les rois Déjocès, Phraorte, Cyaxare et Astyage; l'histoire de la naissance, de l'enfance et de la jeunesse de Cyrus jusqu'au moment où il détrône cet Astyage son aïeul, et réunit la Médie au royaume de l'Asie; enfin, des observations sur les mœurs des Perses, sur leurs usages religieux et civils. Ces cinquante-six chapitres sont la partie la plus dramatique de ce livre, et à certains égards, la plus instructive.

SIXIÈME LEÇON.

SUITE DE L'EXAMEN DU PREMIER LIVRE. RÈGNE

DE CYRUS.

Messieurs, le siége de Sardes avait déjà duré quatorze jours lorsque Cyrus publia qu'il récompenserait magnifiquement celui qui monterait le premier sur les murs de cette place. Plusieurs braves ayant vainement tenté l'entreprise, elle allait être abandonnée, si un soldat nommé Hyrœade n'eût conçu l'idée de monter par un côté de la citadelle qui n'était point gardé, parce que les assiégés le considéraient comme inattaquable. C'était un roc taillé à pic. Il y avait eu autrefois un roi de Lydie appelé Melès, dont la femme était accouchée d'un monstre à figure de lion; et les devins avaient prédit que, si cet enfant lion se promenait autour des murs de la ville, il la rendrait à jamais imprenable. En conséquence Melès n'avait point manqué de conduire le monstre son fils autour de Sardes, et de lui en faire parcourir exactement toute l'enceinte : seulement on avait négligé cet endroit escarpé que l'on croyait assez défendu par la nature; le monstrueux prince n'y avait point passé. Voilà, Messieurs, comment par une seule omission qui semble légère, on compromet le salut des empires: il faut toujours se conformer ponctuellement aux réponses des oracles et des devins. Le roc n'était pas inaccessible autant qu'on se le figurait. Hyrcade avait vu un soldat lydien descendre par ce côté, reprendre son casque qui, tombé par hasard, avait roulé jusqu'en bas, et re

monter par le même chemin : l'intrépide Hyrœade se mit à gravir sur les traces du Lydien, et bientôt, suivi par quelques-uns de ses camarades, puis par une troupe de Perses, il parvint avec eux au sommet de l'escarpement. C'en est fait, Messieurs; Sardes est prise et livrée au pillage.

Or le roi Crésus avait un fils muet, fort bon sujet au demeurant, tà μèv äîλa étɩeixńs; il ne lui manquait que la parole, et l'on avait essayé de lui en donner l'usage; mais l'oracle de Delphes consulté sur ce point avait répondu en vers:

Quoi! c'est la voix qu'à ton fils tu veux rendre!

Son silence afflige ton cœur.

Père insensé, crains plutôt de l'entendre; Car il ne parlera qu'au jour de ton malheur.

Qu'arriva-t-il en effet quand les Perses furent entrés dans Sardes? L'un d'eux, ne connaissant pas le roi de Lydie que Cyrus avait recommandé de lui amener vivant, s'avançait prêt à le pourfendre; à l'aspect de cet imminent péril, le fils muet s'écrie, « Soldat, ne tue « pas Crésus,» et recouvre ainsi la parole, à l'instant même où son père a perdu l'empire, après un règne de quatorze ans, et un siége de quatorze jours. C'est Hérodote qui fait remarquer de part et d'autre ce même nombre. Crésus est fait prisonnier; on le conduit devant Cyrus qui ordonne de l'étendre, lui et quatorze Lydiens (toujours quatorze), sur un vaste bûcher, soit que le roi des Perses voulût accomplir un vœu sacré, soit qu'il lui plût d'éprouver si quelque dieu protecteur ne viendrait pas sauver Crésus qu'on disait fort religieux. Le roi de Lydie se souvint alors du mot de Solon : « Nul avant sa mort ne doit être dé

«< claré heureux; » et, d'une voix entrecoupée de gémissements, il prononça trois fois le nom de Solon. Cyrus l'entendit, et ordonna aux interprètes de lui demander quel personnage il invoquait. Après avoir refusé d'abord de répondre : « Ah, dit-il, c'est celui dont les en<<< tretiens seraient si profitables aux rois qu'ils les de<< vraient payer de tous leurs trésors. » Ces mots n'étaient pas encore assez clairs; on le pressa de mieux s'expliquer; il nomma Solon l'Athénien et ajouta : « Il a vu «< et méprisé ma prospérité, il a prévu ce qui m'arrive; « et les leçons qu'il m'a trop inutilement données s'a<«< dressent aussi à tous ceux qui se croient au comble << du bonheur. » Pendant tous ces discours et les traductions qu'en faisaient les interprètes, la flamme s'étendait, le bûcher s'allumait de toutes parts. Cyrus s'émut, il s'effraya, il réfléchit profondément sur les vicissitudes humaines, et ordonna d'éteindre le feu; mais cet ordre un peu tardif n'était plus facile à exécuter. « O Apollon, s'écrie le roi de Lydie, si jamais, « ô Apollon, mes offrandes ont pu te plaire, voici bien << le moment de me prouver ta bienveillance. » Tout à coup, Messieurs, un ciel calme et serein s'obscurcit, des nuages s'amoncellent, un orage éclate, des torrents de pluie éteignent les flammes. Cyrus vit bien que Crésus était un roi pieux que les dieux chérissaient : « Eh! qui donc, lui dit-il, a pu persuader à un aussi << saint homme que toi, de prendre les armes contre « moi, au lieu d'être mon ami? La faute, répondit Cré<< sus, la faute en est à ce dieu des Grecs qui m'assurait << que j'allais détruire un grand empire et que je n'avais << rien à redouter tant qu'un mulet ne régnerait pas. « Autrement aurais-je préféré la guerre à la paix? En

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paix, les fils ensevelissent leurs pères; pendant la << guerre, ce sont les pères qui enterrent leurs enfants; << mais après tout les dieux ont voulu qu'il en fût ainsi. » Il y aurait, Messieurs, trop de réflexions à faire sur

ces propos du roi de Lydie. Vous remarquerez seule

ment que ce dieu des Grecs dont il se plaignait, et dont les oracles l'avaient, disait-il, trompé, n'était autre que cet Apollon même qu'il venait d'invoquer si pieusement et si efficacement.

Quand il eut fini de parler, on le délivra de ses chaînes; et, assis à côté de Cyrus, il contemplait les Perses occupés à piller la ville des Lydiens. « Pardon, reprit-il, mais dois-je me taire, ou vous dire ce que << je pense? >> Encouragé à s'expliquer, « Que fait donc, << poursuivit-il, cette multitude si affairée?

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« voyez-vous pas? repartit Cyrus, elle pille votre capi<< tale. — Point du tout, répliqua Crésus, c'est votre ville, << ce sont vos richesses qu'elle dilapide : tout ce qu'elle « détruit vous appartient. » Frappé de cette observation, le roi des Perses fit écarter les assistants, et pria son nouveau conseiller de mieux l'instruire. « Puisque les << dieux m'ont fait votre esclave, continua Crésus, il « est juste que je vous avertisse de ce qui vous inté«<resse. Vos Perses sont à la fois mutins et pauvres : si << vous tolérez leurs pillages, si vous souffrez qu'ils s'en<< richissent, qu'en adviendra-t-il? Une fois riches, vous << les verrez bientôt rebelles. Croyez-moi, placez à cha<< que porte de la ville des sentinelles d'élite, qui re« prendront les trésors emportés par vos soldats, en << leur disant qu'avant tout la dîme de ces dépouilles « doit être consacrée à Jupiter. » Cyrus goûta fort cet avis, remercia celui qui le lui offrait et lui dit : « O Cré

"

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