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Bientôt vous verrez des serpents couvrir toute la banlieue de la ville de Sardes, et des chevaux abandonner les pâturages pour venir dévorer les reptiles; et comme les serpents sont fils de la terre, et les chevaux des animaux étrangers, dit-on, et ennemis, il s'ensuivra, selon les devins de Telmesse, que des ennemis, des étrangers seront prêts à fondre sur la terre de Lydie et à subjuguer ses habitants. Mais auparavant il faut savoir qu'après la bataille interrompue par l'éclipse, les Mèdes et les Lydiens songèrent sérieusement à faire la paix. Syennesis le Cilicien et Labynète le Babylonien intervinrent en qualité de médiateurs ; et le mariage d'Astyage fils de Cyaxare avec Aryénis fille d'Alyatte scella le traité. Les parties contractantes y ajoutèrent des serments, et se firent des incisions à la peau du bras, en se léchant réciproquement le sang qui en découlait. Comment ensuite Cyrus détrôna Astyage, son aïeul, l'historien se réserve de vous l'apprendre en temps et lieu. En ce moment il vous suffit de savoir que cette révolution servit de prétexte aux hostilités de Crésus contre les Perses. Le roi de Lydie, arrivé aux rives de l'Halys, passa ce fleuve sur les ponts déjà construits; c'est l'opinion d'Hérodote, ŵs μèv ¿yù Xéyw; mais il nous avertit que d'autres conὡς teurs grecs reproduisent ici Thalès de Milet, qui imagine de détourner sur la droite de l'armée l'Halys dont les eaux coulaient à gauche, et qui en conséquence creuse un profond canal, prolongé en demi-lune. Crésus pénètre dans la Ptérie, s'établit à Sinope près du Pont-Euxin, ravage les possessions des Syriens, et réduit les Ptériens à l'esclavage. De son côté Cyrus s'émeut, il s'efforce, mais en vain, de détacher les Ioniens

du parti de Crésus, et, impatient d'en venir aux mains, il livre, dans les champs de la Ptérie, une première bataille dont le résultat demeure indécis. La nuit survint et sépara les combattants, dit Hérodote, sans que la victoire se déclarât pour une armée ni pour l'autre. C'est une formule qui a été souvent répétée; je la cite comme employée ici pour la première fois.

Crésus retourne à Sardes, il demande du secours au roi d'Égypte, Amasis, au Babylonien Labynète, à Lacédémone. Il se proposait d'employer l'hiver à rassembler toutes les troupes alliées et les siennes propres : il en ajournait à cinq mois la réunion. Cyrus ne lui laissa pas ce délai; et sachant que l'armée lydienne qui avait combattu en Ptérie venait d'être licenciée, il fondit inopinément sur le territoire de Sardes. A peine Crésus a-t-il le temps de convoquer et d'équiper les guerriers de son royaume. Une action s'engage dans les plaines vastes et nues que traversent pourtant plusieurs rivières, l'Hyllus et surtout l'Hermus qui prend sa source dans la montagne consacrée à la mère des dieux, Dindymène, et qui a son embouchure non loin des murs de Phocée. Cyrus, qui redoutait la cavalerie lydienne, usa d'un stratagème que lui avait suggéré le Mède Harpagus. Tous les chameaux qui suivaient l'armée pour porter les vivres et les bagages, il les fit monter par des hommes habillés en cavaliers, et voulut que cette troupe marchât en avant de l'infanterie que suivrait la cavalerie véritable. Ces chameaux était destinés à effrayer les chevaux lydiens qui n'en pourraient supporter ni la vue ni l'odeur. En effet, à leur aspect, toute la cavalerie de Crésus prit la fuite; et, malgré le courage des cavaliers, qui soutinrent à pied un long

combat, il leur fallut rentrer dans Sardes, où le roi des Perses les assiégea. Crésus, espérant que ce siége traînerait en longueur, envoya de nouveaux émissaires à ses alliés, en implorant les plus prompts secours. Mais Sparte était en guerre avec les Argiens, à cause du territoire de Thyrée dont elle s'était emparée.

A ce propos, Hérodote nous conte que trois cents Argiens et trois cents Spartiates furent choisis pour combattre au nom de leurs cités les uns contre les autres, et se ménagèrent si peu que de six cents guerriers qu'ils étaient composant les deux troupes, il en périt cinq cent quatre-vingt-dix-sept. Restaient deux Argiens, Alcénor et Chromius, qui retournèrent à Argos en se proclamant vainqueurs, et un seul Spartiate, Othryade, qui demeura maître du champ de bataille. Il y passa la nuit entière à dépouiller les corps des ennemis. transporta leurs armes dans le camp des Lacédémoniens, et revint à son poste. Chacune des deux cités se déclarait victorieuse : Argos parce qu'il lui restait deux guerriers, un de plus qu'à Sparte; et celle-ci parce qu'elle était maîtresse du champ de bataille et des dépouilles. Il fallut, pour juger ce différend, un combat nouveau qui fut général et sanglant, mais où les Lacédémoniens triomphèrent. Othryade cependant, pour ne pas survivre seul à tous ceux qui avaient livré avec lui le premier combat, se tua de sa propre main sur le territoire de Thyrée. Délivrée de cette guerre, Sparte songeait à secourir en effet Crésus, lorsqu'elle apprit qu'il n'était plus temps, et que Sardes venait de tomber au pouvoir des Perses.

Telle est, Messieurs, la matière d'une partie du premier livre d'Hérodote, et déjà vous pouvez prendre une

idée de la méthode qu'il suivra constamment, au moins jusqu'à la moitié de son ouvrage. Ses récits sont de deux espèces; les uns incidents, les autres directs et principaux. C'est au premier de ces deux genres qu'appartient ce qu'il vous a dit d'abord de quelques femmes asiatiques ou européennes, dont l'enlèvement avait allumé les plus antiques dissensions entre les peuples; puis de la distinction et des origines de la race pélasgique et de la race hellénique chez les Grecs; ensuite de l'usurpation de Pisistrate; de la guerre de Lacédémone contre les villes de Tégée et d'Argos. La principale série de narrations, à laquelle ces détails accessoires se sont rattachés, n'a eu qu'une seule matière, les annales des Lydiens sous les rois Mermnades. Hérodote a bien nommé Agron, l'un des premiers rois Héraclides, qui avant les Mermnades avaient gouverné cette nation; mais il ne vous a directement exposé que le tableau des règnes de Gygès, l'assassin de Candaule, le dernier des Héraclides, puis d'Ardys, de Sadyate, d'Alyatte et surtout de Crésus. L'espace occupé par ces cinq règnes jusqu'à la prise de Sardes est d'environ cent soixante-dix ans, de 720 à 550 avant l'ère vulgaire. Quelques-uns des récits incidents, par exemple ceux qui concernent Pisistrate, ne correspondent qu'aux dernières années de ce même espace; mais vous en avez distingué qui remontent à des époques bien plus lointaines, à la guerre de Troie, au siècle des Argonautes, même à celui d'Inachus. Le fil chronologique n'est établi ou indiqué par l'historien qu'à l'égard des annales lydiennes : en tout ce qui est digression, il se contente de marquer des synchronismes, ou de nous mettre, de quelque autre manière, sur la voie d'un système général du

temps. Nous ne saurions dire non plus qu'il prenne un très-grand soin de distinguer le vrai du faux, le certain du probable, et le probable des pures chimères. Jusqu'ici il a fait peu d'usage de ces formules par lesquelles on nous annonçait qu'il distinguerait les divers degrés de confiance que ses récits peuvent mériter. Je crains fort que vous n'en ayez jugé trop peu dignes les aventures de Candaule et de Gygès, l'entretien de Crésus et de Solon, même quelques-unes des manœuvres de Pisistrate, les révélations du forgeron de Tégée, le combat des trois cents Spartiates contre trois cents Argiens, et tant de réponses prophétiques adressées au roi de Lydie.

Nous avons parcouru aujourd'hui environ un tiers du premier livre d'Hérodote, et nous en étudierons à peu près autant et quelquefois beaucoup moins à chacune de nos séances. Ceux d'entre vous, Messieurs, qui voudraient parfaitement connaître cet historien pourraient partager ainsi la lecture, soit de son texte dans l'édition de M. Schweighauser où il est accompagné d'une version latine et de notes, soit de la traduction française de M. Miot, où chaque livre est aussi suivi de remarques. Je tâcherai d'y joindre les observations historiques, chronologiques, critiques et morales qui tiendront à l'examen des faits, à leur enchaînement et à leurs conséquences politiques. Les livres d'Hérodote, malgré les fables dont il les a parsemés, sont tout à fait dignes d'une étude attentive; car ils contiennent une partie fort considérable de ce qu'on peut savoir, bien ou mal, des siècles antérieurs à celui où il a vécu. Négliger son ouvrage, ce serait renoncer à contempler la haute antiquité dans le plus ancien et l'un des plus

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