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rapidement indiquées : c'est aussi d'une manière fort succincte qu'est raconté son entretien avec Bias ou avec Pittacus; car Hérodote avoue qu'on ne sait pas trop bien duquel de ces deux sages il s'agit. Mais le roi de Lydie a une bien plus longue conversation avec Solon; le tour en est piquant, et, comme on a supposé, ainsi que je l'ai dit dans notre dernière séance, que l'historien y avait rassemblé d'avance les conséquences morales à déduire de tout son ouvrage, il convient de nous y arrêter. Solon arrivé à Sardes fut reçu avec distinction par Crésus et logé dans le palais: on le conduisit dans les chambres qui renfermaient les trésors du monarque; et, lorsqu'il eut tout vu, tout examiné en détail, le roi lui adressa ces paroles : « Mon hôte d'Athènes, comme la réputation que vous « vous êtes acquise par votre sagesse et par les voya« ges que vous avez entrepris pour observer en philosophe tant de pays divers, est venue jusqu'à nous, j'ai le plus grand désir d'apprendre de vous quel est << l'homme que vous avez connu jusqu'ici pour le plus << heureux. » En faisant cette question, Crésus était persuadé que Solon allait le nommer; mais Solon, incapable de flatter et qui ne savait dire que la vérité, répondit : « C'est Tellus l'Athénien. » Crésus surpris demanda vivement par quelle raison il estimait ce Tellus le plus heureux des hommes. «<Tellus vivait, reprit Solon, << dans un temps où Athènes était florissante. Déjà heu« reux du bonheur de sa patrie, il eut des enfants sains << et d'un bon naturel; tous lui donnèrent des petits-fils, << et il n'eut à pleurer la perte d'aucun d'eux. Enfin il « jouissait d'une fortune aisée, telle qu'on l'entend parmi <«< nous, et termina sa vie par la mort la plus brillante.

<< Dans un combat qui eut lieu entre les Athéniens et "leurs voisins d'Éleusis, après avoir déployé une rare << valeur et mis en fuite un grand nombre d'ennemis, <«< il périt glorieusement. Athènes lui fit élever, aux frais « du trésor public, un tombeau sur la place même où <«< il avait succombé et rendit à sa mémoire les plus grands << honneurs. >> Solon ayant ainsi trompé l'attente de Crésus en insistant avec autant de détails sur le bonheur de Tellus, le roi lui demanda quel était, après Tellus, celui qu'il placerait au second rang, espérant l'obtenir au moins pour lui. « Je le donnerais, repartit Solon, << à Cléobis et Biton. Ces deux frères, originaires d'Ar<< gos, vivaient dans une honnête aisance; ils étaient de « plus distingués par la force du corps et avaient rem« porté des prix dans les jeux publics. Voici ce qu'on << raconte d'eux. On célébrait à Argos la fête de «< Junon, et leur mère se préparait à monter sur son <«< char pour se rendre au temple; mais les bœufs qui « devaient être attelés, n'étaient point encore revenus << des champs. Les deux jeunes gens, surpris par l'heure, << prennent la place des animaux; et, se mettant eux<< mêmes sous le joug, traînent le char sur lequel leur «< mère s'était assise. Ils parcoururent ainsi l'espace de << quarante-cinq stades pour arriver au temple. La mort << la plus heureuse fut la récompense de cet acte de piété << filiale, qui se passa à la vue de tout le peuple ras« semblé pour la fête; et la divinité déclara dans cette << occasion qu'il est plus heureux pour les hommes de << mourir que de continuer à vivre. Les citoyens d'Argos, << témoins de ce spectacle, admiraient la force des jeunes << gens et leur donnaient de grands éloges : les femmes << félicitaient la mère et l'estimaient heureuse d'avoir

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« de tels fils. Enivrée de leur joie et flattée également « de l'action de ses enfants, et des applaudissements qu'ils recevaient, la mère de Cléobis et de Biton, << debout en face de la statue de Junon, pria pour ses << fils qui venaient de lui donner une si grande preuve << de respect, et conjura la déesse de leur accorder ce qu'il y avait de meilleur pour l'homme. Cette prière faite, les jeunes gens offrirent leur sacrifice, et, après <«<le festin qui le suivit, s'endormirent dans le temple «< même. Ils ne se réveillèrent pas et finirent ainsi de « vivre. Les Argiens consacrèrent leurs images à Delphes, «< comme celles de deux hommes parfaitement pieux. »

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« C'est ainsi que Solon assigna la seconde place aux <«< deux Grecs. (J'emprunte ici la traduction de M. Miot.) Crésus, mécontent, s'écria: Ainsi, Solon, vous comp<< tez ma prospérité pour si peu de chose que vous << ne daignez pas me mettre sur la même ligne que ces simples particuliers. O Crésus! repartit Solon, pourquoi m'interrogez-vous sur la destinée des hommes, << moi qui sais combien la divinité, toujours jalouse des prospérités humaines, est prompte à les bouleverser? << Que de choses nous sommes condamnés à voir et à << souffrir dans le cours d'un long âge! Supposons que << soixante-dix années soient le terme de la vie d'un hom<< me. Ces soixante-dix années donnent vingt-cinq mille <«< deux cents jours, sans compter les mois intercalaires; et, <«< si nous faisons une année sur deux plus longue d'un << mois pour ramener les saisons aux époques convenables, nous aurons, pour soixante-dix années, trentecinq mois intercalaires, et ces trente-cinq mois donne<< ront mille cinquante jours. La totalité des soixante-dix << années sera par conséquent de vingt-six mille deux

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« cent cinquante jours; et cependant il n'y a pas un seul « de ces jours qui soit, dans toutes ses circonstances, << exactement semblable à un autre. L'homme est donc, «ô Crésus, toute misère! Vous vous montrez aujour«<d'hui riche et puissant à mes yeux; je vous vois roi «< d'un grand peuple; cependant je ne dirai pas de vous <«< ce que vous me demandez de dire, jusqu'à ce que j'ap« prenne que votre vie a fini heureusement. Hélas! « l'homme le plus riche n'est pas plus heureux que ce<< lui qui vit au jour le jour, si le sort ne lui laisse pas << terminer sa carrière dans cet état de prospérité : on << voit même des hommes avec de grandes richesses être «< malheureux, tandis que beaucoup d'autres, dans la médiocrité, sont parfaitement heureux. En effet, « l'homme qui possède ces grandes richesses, et qui n'est « pas satisfait d'ailleurs, n'a sur celui qui, pauvre, est << cependant bien partagé en toute autre chose, que << deux sortes d'avantages, tandis que celui-ci en a une « foule sur l'homme riche et malheureux du reste. L'un « peut, à la vérité, remplir tous ses désirs et réparer << promptement une perte ou un dommage qu'il éprouve; << mais l'autre, s'il n'a pas la même facilité, est déjà << (dans l'état de bonheur où nous le supposons) à l'a«< bri de ces désirs ou de ces pertes. De plus, toujours << dans la même supposition, il jouit de toutes ses fa<«< cultés; il est d'une bonne santé, exempt de maux, con<< tent de ses enfants, d'une belle figure; et si, indépen<< damment de tant d'avantages, il termine bien sa « carrière, il sera celui que vous cherchez, et digne « d'être appelé heureux; mais, avant sa mort, il faut suspendre notre jugement, et l'appeler, jusque-là, « l'homme favorisé de la fortune et non l'homme heu

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VIII.

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reux. Actuellement, o Crésus! réunir tant de biens << n'est pas d'un mortel. Une même contrée ne produit << pas toutes les choses nécessaires; elle en donne une, « il lui en manque une autre; seulement celle qui en << fournit le plus est regardée comme la meilleure; il en <«<est ainsi de l'homme. Un même individu n'a pas tous «<les avantages: il en possède quelques-uns, d'autres lui « sont refusés. Celui qui, dans le cours de la vie, se << maintient avec le plus grand nombre de ces avantages, << et arrive au terme sans les avoir perdus, est celui qui <«< seul, à mon avis, est digne de porter le nom d'heureux. « Il faut donc dans toutes les choses considérer leur fin << et comme elles se résolvent, puisque la Divinité ruine << souvent de fond en comble ceux à qui elle a fait en«< trevoir la félicité. Solon se tut. Crésus de plus en plus << mécontent cessa de faire cas du sage, et le renvoya. Il «< finit même par regarder comme un homme sans lu« mières celui qui, mettant de côté la prospérité pré« sente, recommandait d'attendre la fin de toutes choses « pour les juger. »

Tel est, Messieurs, le récit d'Hérodote, traduit par M. Miot on en retrouve presque tous les détails dans la vie de Solon par Plutarque, où il est dit de plus que le fabuliste phrygien Ésope était alors à la cour de Sardes, et qu'il réprimanda le philosophe athénien en lui disant : « Ou il ne faut point converser avec les << princes, ou il faut savoir leur complaire. >> A quoi Solon répondit qu'il fallait au contraire ou ne les point aborder, ou leur dire la vérité. Toutes ces maximes de Solon sont fort estimables sans doute; mais la question est de savoir si son séjour à la cour de Crésus n'est pas imaginaire, s'il est conciliable avec les différentes

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