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CINQUIÈME LEÇON.

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EXAMEN DU PREMIER LIVRE.

« Hérodote d'Halicarnasse expose les résultats de <«< ses recherches, afin que le souvenir des événements passés ne se perde point avec le temps, que les << grandes et mémorables actions, soit des Grecs soit << des barbares, aient une juste célébrité, et que la cause « des guerres qui ont éclaté entre eux soit connue. » Telles sont, Messieurs, les premières lignes de l'ouvrage d'Hérodote, celles que le grammairien Ptolémée Chennus prétend avoir été ajoutées par Plésirrhoüs, légataire universel de l'historien. Il est beaucoup plus probable que ce début, dont les anciens admiraient la noble simplicité, appartenait à l'auteur même. Du reste Hérodote entre aussitôt en matière. Il dit que les Perses les plus instruits accusent les Phéniciens d'avoir les premiers excité des dissensions entre les peuples, par l'enlèvement d'Io, fille d'Inachus, roi d'Argos. Les Grecs usèrent de représailles : ils enlevèrent Europe, fille du roi de Tyr, et Médée, princesse colchidienne. Dans l'âge suivant, le Troyen Alexandre ou Pâris ravit Hélène à Ménélas; et les Grecs, pour s'en venger, équipèrent une flotte, passèrent en Asie, détrônèrent Priam. Hérodote n'ajoute au nom des Phéniciens aucune explication ni de l'origine ni de la situation de ce peuple. Il paraît que les Phéniciens habitaient les bords, soit du golfe Arabique ou mer Rouge, soit plus généralement de la mer qui entoure l'Arabie, et à laquelle les

Grecs ont étendu la dénomination de Rouge ou Érythrée. Les Phéniciens apportaient en Grèce des étoffes rouges et s'en revêtaient eux-mêmes : on suppose en conséquence que l'idée attachée à leur nom était celle d'hommes rouges, et à ce propos on cite le verbe grec povícco qui veut dire j'ensanglante, je teins ou rougis de sang, d'où est venu au mot qoivia, l'acception d'assassiner, dans laquelle Aristote croit découvrir l'origine du nom des Phéniciens; mais ces conjectures sont au moins incertaines. Une autre difficulté s'est élevée sur Inachus, qu'Hérodote désigne comme le père d'Io. Inachus, dit-on, remonte au vingtième ou dix-neuvième siècle avant notre ère, tandis que l'historien semble ne se reporter ici qu'au seizième ou au quinzième; d'où l'on veut conclure que les mots fille d'Inachus ont été ajoutés à son texte. Mais comme il n'existe aucun indice positif de cette interpolation, il est bien plus raisonnable de penser que l'époque d'Inachus était, au temps d'Hérodote, aussi peu connue, aussi indécise qu'elle l'est encore aujourd'hui.

Au sujet de ces enlèvements d'Io, d'Europe, de Médée et d'Hélène, les Perses disaient que ravir des femmes était une action fort répréhensible, mais qu'entreprendre une guerre pour se venger d'une telle injure, était une résolution encore plus insensée, attendu que ces princesses n'auraient point été enlevées, si elles n'avaient consenti à l'être. Plutarque s'est vivement récrié contre ces réflexions, sans observer qu'Hérodote ne les fait point en son propre nom, mais qu'il les rapporte, aussi bien que tout ce qui précède, comme des opinions reçues chez les Perses. Il rend compte également d'une tradition phénicienne selon laquelle Io au

rait pris d'elle-même et fort librement le parti de s'enfuir loin de sa famille et de sa patrie. Pour moi, ajoute-t-il, je ne décide point si les choses se sont passées ainsi ou de toute autre manière; mais j'étends mes récits aux petits États comme aux grands; car ceux qui brillent aujourd'hui ont été jadis obscurs, et ceux que nous voyons si faibles avaient atteint un très-haut degré de puissance. Après cette observation judicieuse, l'historien fixe aussitôt nos regards sur les Lydiens.

Il nous désigne leur roi Crésus comme le premier barbare qui ait conçu l'idée de s'allier à une partie des Grecs (savoir aux Lacédémoniens), afin de soumettre tous les autres à des tributs. Avant son règne, la Grèce entière était restée indépendante ou n'avait du moins essuyé sur son territoire que des incursions passagères. Ce Crésus était de la maison des Mermnades qui avait remplacé sur le trône de Sardes les Héraclides ou descendants d'Hercule. Hérodote remonte à ce changement de dynastie. Depuis Agron dont Hercule était le trisaïeul, les Héraclides avaient régné cinq cent cinq ans, ou durant vingt-deux générations. Au lieu de vingt-deux, il plaît à Larcher de traduire quinze, quoique tous les manuscrits et toutes les éditions du texte portent duo Texaì exoct. M. Schweighauser, adoptant sur ce point comme sur plusieurs autres les idées de Volney, se plaint de la liberté que le traducteur a prise, contre tout droit, dit-il, et toute règle, præter jus et fas, quum nulla satis idonea corrigendi causa subesset. Cinq cent cinq ou cinq cent six ans comprennent vingt-deux règnes de vingt-trois ans chacun mesure moyenne plus admissible que l'hypothèse de quinze règnes dont chacun durerait près de trente

quatre ans. Il est vrai qu'Hérodote parle de générations d'hommes, yeves dvopov, et qu'ailleurs il évalue luimême une génération à un tiers de siècle; mais il n'emploie cette évaluation que lorsqu'il n'a point de données précises. Ici il s'agit de vingt-deux règnes de père en fils, dit M. Miot, qui, en conséquence, a rétabli ce nombre vingt-deux dans sa version.

Quelle que soit la vérité ou l'inexactitude de cette supputation d'Hérodote, le dernier des rois Héraclides de Lydie fut Candaule. Vous savez par quelle étrange imprudence ce Candarle perdit la vie, et comment son épouse et son trône devinrent la proie de son assassin Gygès, aux regards duquel il avait exposé les charmes de la plus belle des reines. Cette fable est racontée différemment par Platon, qui attribue les succès de Gygès à l'anneau qui le rendait invisible. Hérodote a ignoré ou écarté ce prodige : les détails auxquels il se restreint sont déjà bien assez romanesques. C'est le premier récit proprement dit que l'on rencontre dans son ouvrage et l'on y reconnaît déjà le talent d'un conteur habile. Il le termine en rappelant que le poëte Archiloque a parlé de Gygès dans une pièce de vers ïambiques trimètres. Larcher et d'autres commentateurs prétendent que cette citation a été ajoutée par les copistes; mais cette conjecture que rien n'autorise est repoussée par M. Schweighauser. Peut-être Hérodote a-t-il voulu lui-même réduire à sa juste valeur la narration qu'il venait de faire, en citant pour tout témoignage, les vers d'un poëte. Un fait plus croyable est que Gygès, pour soutenir son usurpation, consulta l'oracle de Delphes et en obtint une réponse favorable. Les oracles ou les pontifes interviennent toujours dans

les changements de dynastie; et, comme il est arrivé depuis chez bien d'autres peuples, on cessa de murmurer en Lydie contre un crime que les dieux semblaient approuver ou pardonner. Cependant la pythie avait ajouté que les Héraclides seraient vengés sur le cinquième des Mermnades les quatre premiers, lesquels restèrent impunis, furent Gygès, Ardys, Sadyatte et Alyatte. Leurs règnes, d'après les récits d'Hérodote, embrasseraient un espace d'environ un siècle et demi, depuis l'an 720 avant notre ère jusque vers 570.

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Sous le règne d'Ardys ou Aridys, les Cimmériens, chassés de leur pays par les Scythes nomades, s'emparèrent de la ville de Sardes, mais non de la citadelle. Sadyatte entreprit le siége de Milet et mourut sans l'avoir achevé. Alyatte fit la guerre à Cyaxare, roi des Mèdes, chassa de l'Asie les Cimmériens, attaqua et prit les villes de Smyrne et de Clazomène, renouvela les tentatives formées par son père contre les Milésiens, et informé par son ambassadeur de l'abondance qui régnait dans leur ville assiégée par lui depuis six ans, renonça enfin à l'espoir et au projet de la réduire. C'était, selon Hérodote, au temps d'Alyatte que Périandre, fils de Cypsélus, régnait à Corinthe, et que vivait Arion, ce musicien célèbre qui inventa le dithyrambe et qui fut porté sur le dos d'un dauphin jusqu'au promontoire Ténare. Notre historien consent aussi à rapporter ce conte, d'après ce que les Lesbiens et les Corinthiens en disent, λéyout. Alyatte meurt, et son fils Crésus est en Lydie le cinquième et dernier roi de la maison de Gygès.

Les conquêtes de Crésus, en Grèce et en Asie, sont

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