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perfonne ait donc ces qualités, & dès-lors je me li vre tout entier à l'effet de la premiere fenfation: mais, fi la réflexion vient à découvrir des défauts que l'illufion de l'amour entretient quelquefois longtems, je cherche à m'oppofer à l'effet de ma fenfation; & en m'éloignant de l'objet qui l'a caúfée & qui la renouvelle fans ceffe par fa présence, je parviens à l'effacer de mon cœur; au-lieu que, fant que je le vois, il m'eft auffi impoffible d'en empêcher l'effet, qu'il dépend peu de moi de trouver mauvaife une liqueur qui flatte mon goût; ce n'est qu'en m'abftenant d'en boire, que je puis m'empê cher l'effet du poifon qu'elle renferme.

On m'objectera peut-être qu'on n'a de l'amour que pour la beauté, j'en conviendrai. On ajoutera qu'il arrive fouvent que, de plufieurs personnes qui paroîtront dans un cercle, ce ne fera pas toujours celle qui nous paroîtra la plus belle que nous aimerons le plus; & je le nierai abfolument. Ce ne fera peut-être pas celle dont les traits me paroîtront les plus réguliers, j'en conviens; mais les autres qualités que la phyfionomie exprime, fuppléeront les agrémens de la figure qui lui manqueront, ou du moins me paroîtront préférables; & alors la beauté morale des fentimens l'emportera fur cet affemblage de traits que la multitude, qui n'a que des yeux, met au-deffus de tout autre mérite.

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Celui, dit Pascal, qui aime une perfonne pour fa beauté, l'aime-t-il? Non car la petite-vérole qui lui ôtera la beauté fans tuer la perfonne, fera qu'il né l'aimera plus. Si l'on m'aime pour mon jugement ou pour ma mémoire, m'aime-t-on moi ? Non; car je puis perdre ces qualités fans ceffer d'être: on n'aime donc que les qualités, ou la perfonne comme réprésentant les qualités.

Il n'y a point d'amour fans eftime, dit M. Duclos. La raifon en eft claire. L'amour étant une complaifance dans l'objet aimé, & les hommes ne pouvant fe défendre de trouver un prix aux chofes qui leur plaifent, leur cœur en groffit le mérite; ce qui fait qu'ils fe préférent les uns aux autres, parce que rien ne leur plaît tant qu'eux-mêmes. Ainfi, non-feulement on s'eftime avant tout, mais on eftime encore toutes les chofes qu'on aime, comme la chaffe, la mufique, les chevaux, &c. Ceux qui méprifent leurs propres paffions, ne le font que par réflexion & par un effort de raifon; car l'inftinct les. porte au contraire: par une fuite naturelle du même principe, la haine rabaiffe ceux qui en font l'objet, avec le même foin que l'amour les releve. 11 eft impoffible aux hommes de fe perfuader que ce qui les bleffe, n'ait pas de grands défauts: c'eft un jugement confus que l'efprit porte en lui-même..

Si la réflexion contrarie cet instinct, car il ya des qualités qu'on eft convenu d'eftimer & d'autres de méprifer, alors cette contradiction ne fait qu'irriter la paffion; & plutôt que de céder aux traits de la vérité, elle en détourne les yeux. Ainfi elle dé-1 pouille fon objet des qualités naturelles pour lui en donner de conformes à fon intérêt dominant; enfuite elle fe livre témérairement & fans fcrupule à Les préventions infenfées.

En réfléchiffant fur ce que je viens de dire, on ceffera de s'étonner pourquoi des gens qui font difproportionnés d'âge, reffentent quelquefois de l'amour l'un pour l'autre, pourquoi une femme qui méprife un homme qu'elle voit tous les jours, ne peut cependant s'empêcher de l'aimer.

L'on verra auffi que la nature de l'amour & les effets qu'il produit, doivent néceffairement être

auffi différens que fes causes, & qu'une même per fonne peut réunir plufieurs efpèces d'amour ; tels que l'amour-propre, l'amour de la gloire, l'amour des plaifirs, l'amour des richeffes, &c. Mais ces amours feront fubordonnés les uns aux autres ; & il y en aura toujours un dominant, & qui effacera prefque les autres. Au refte", plus un homme aura de ces efpèces d'amour, qu'on pourroit quelquefois appeller des goûts tant ils font légers, moins il aura de l'amour-paffion.

Je ne me fuis tant étendu fur cet article, que parce que l'amour est inféparable de l'existence : c'eft, à le bien examiner, la vie des ames. Et, en effet, on ne peut concevoir un être fenfible ou penfant fans affection; la haine même, 'qui lui eft oppolée, prend fa fource dans l'amour-propre, & ne peut être le partage que des êtres imparfaits & bornés, tels que nous le fommes: Dieu & les Anges, qui n'ont point de befoins, ne peuvent resfentir que l'amour.

Ce feu pur & célefte eft la fource, non-feulement de la haine, mais généralement de toutes nos paffions. Il me femble que, quoiqu'on en ait beaucoup écrit, on ne l'a guères peint que par les effets. Je continue à définir fes différentes efpèces, & je commence par l'amour qu'un fexe reffent pour un autre.

AMOUR D'UN SEXE POUR UN AUTRE,

Cet amour eft différent, fuivant fa caufe & fon objet. Quand il n'eft produit que par le befoin que la nature fait fentir à un certain âge, plus ou moins, fuivant le tempéramment, c'eft un penchant aveugle qui nous entraîne vers un objet : c'eft une fureur de jouir qui reçoit toute fa force & fa vivacité d'une violente fermentation qui se fait dans le fang. Sem-*

blable au feu, il ne peut fubfifter fans un mouvement continuel; & il ceffe de vivre, dès qu'il ceffe d'efperer ou de craindre.

Cet amour est une efpèce de maladie qu'on ne peut empêcher, à moins qu'elle ne foit le fruit de l'intempérance, ou des défirs d'une imagination déréglée; ennemis beaucoup plus redoutables pour notre bonheur, que tous les befoins de la nature, fi faciles à fatisfaire.

Dans cette espèce, il en eft une autre forte. C'eft la feule qui mérite ce nom confacré de tout tems à exprimer le plus grand des plaisirs, & qui par là devroit être refpectable à l'humanité. C'est cette heureuse sympathie (voyez ce mot) de deux ames qui s'attirent, qui s'uniffent & le confondent dans une. Cet amour eft fondé fur cette fecrette intelligence des cœurs, par laquelle deux amans s'entendent fans le fecours de la voix, & fur le rapport intime qui fe trouve entre leur façon de penfer & de fentir: rapport heureux, qui eft la véritable caufe qui le fait naître ; union délicieufe, qui fait le charme de la vie ! Un gefte, un coup d'œil, un fimple regard, le filence même eft pour de tels amans un langage qui ne trompe jamais, & qui eft mille fois plus expreffif que celui de la parole. Mais ce n'eft pas mon deffein de le peindre en ftyle d'orateur: je ne dois, dans cet ouvrage, en parler qu'en philofophe; &, comme tel, je dirai que l'amour eft un bien; mais qu'il devient fouvent un mal par l'abus qu'on en fait, & relativement aux perfonnes & aux préjugés. Il n'y a point de liqueur quelque pure & falutaire qu'elle foit, qu'un vafe infecté de venin n'empoisonne.

PORTRAIT DE L'AMOUR VERITABLE. Projets flatteurs de féduire une belle,

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Voilà l'amour; mais il n'eft qu'en mon cœur.

Ce fentiment délicieux, qu'on confond fouvent avec cette fureur de jouir qui ne vient que du befoin & de la fermentation du fang; ces tranfports, cette ivreffe de l'ame que nous infpire la feule idée de l'objet aimé, ne peuvent être produits que par des qualités eftimables. L'innocence & la fimplicité des mœurs, la candeur, la fenfibilité, heureux partage de la jeuneffe, fentimens naturels que le commerce de la fociété ne tarde pas à corrompre, font les plus puiffans attraits de l'amour. Nous adorons cette heureufe difpofition qui nous fait aimer & rechercher le beau, l'agréable, l'honnête; cette bienfaifante humanité, qui nous porte à rendre nos femblables heureux, eft le lien des cœurs vertueux : deux ames douées de ces qualités s'entendent, fe devinent, s'uniffent à la premiere vue. De-là naît cette confiance mutuelle, auffi folidement établie dès le commencement d'une liaison, qu'après vingt ans d'épreuve. C'eft le commerce de goûts, de penfées, de fentimens, qui forme & entretient l'amour & l'amitié avec cette différence feulement que les fens qui fe mêlent à l'amour n'entrent pour rien dans l'amitié; mais ils ne font qu'accidentels à l'amour & n'en forment pas l'effence, ou ce n'est plus alors qu'un commerce de befoin.

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L'amour de fympathie a donc pour but la jouiffance des fentimens du cœur ; il s'entretient par

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