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taille de sa brune et capricieuse interlocutrice, vous m'aimez bien un peu? Soyez tranquille, je n'apporterai dans votre vie, que vous avez faite et que vous voulez garder calme et facile, ni trouble importun, ni indiscrète passion. Ce qui me plaît surtout en vous, c'est votre art à concilier toutes les séductions délicates d'une femme achevée avec le mordant d'un esprit sceptique, la distinction d'une mondaine avec l'audace et le franc-parler d'une indépendante. Croyez-vous que j'irais, en vous ennuyant de platitudes romanesques, de soins envahissans ou de ridicules ardeurs, risquer de me faire chasser ou m'exposer à choir dans une liaison filandreuse du genre de celles que je redoute? Donnez-moi un petit morceau de votre cœur et un petit coin de votre vie sans craindre que, mis en goût, je n'empiète sur les terrains réservés.

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Ce que vous dites est charmant à dire et à entendre, mon cher... enfant, fit Jane en donnant à Roger sur la joue une petite tape amicale et protectrice. Mais, reprit-elle, si nous signions un contrat dans les termes que vous venez d'indiquer, il aurait le sort commun à tous les contrats du même genre: au bout de deux ou trois mois, plus ou moins, nous y introduirions des clauses qui le mettraient à néant.

- Si c'était d'un commun accord, dit Roger, quel mal y verriezvous?

Jane fit attendre sa réponse, comme cherchant ses mots, et, de fait, elle les cherchait.

Vous ne comprenez donc pas, se décida-t-elle à dire, que l'amour n'est pas fait pour moi?.. Si je vous aimais, et j'étais presque en train de vous aimer, je vous donnerais le droit d'être jaloux. Croyez-moi, être l'amant en second et jaloux d'une femme entretenue, c'est jouer un rôle désagréable et aussi dangereux. Car, une fois lancé, on ne s'arrête plus; on veut avoir à soi tout entière la femme qui ne vous a cédé que la moitié d'elle-même, on veut acheter l'autre moitié, on s'endette, on se ruine, on se ridiculise et on s'avilit. Je vais vous parler avec une franchise qui est dans mon caractère, mais dont je n'ai jamais eu l'occasion ou l'envie de faire l'usage que j'en vais faire. Je vous ai bien accueilli, parce que vous me plaisiez et que vous étiez assez riche pour faire quelque temps figure dans ce personnage d'amant de cœur que comportent toutes les comédies galantes du monde auquel j'appartiens, sinon par mon genre, du moins par ma vie. Vous trouvant plus de générosité vraie, plus de délicatesse et plus de cœur que je n'étais accoutumée à en rencontrer chez mes adorateurs titulaires ou suppléans, je me suis senti envahir par une sympathie réelle, dont ma lettre d'avant-hier était l'expression plus sincère encore que vous

ne l'avez cru. Mais j'ai réfléchi. Vous en êtes à vos premiers pas dans la voie où vous m'avez rencontrée; au train dont vous allez, vous auriez très vite mangé votre fortune, et vous feriez la chose avec sentiment, ce qui serait dommage. Je suis fort riche, je n'ai donc pas besoin de votre argent, et pourtant je ne suis pas très sûre d'être capable de ne pas le prendre si vous me l'offriez. Or il ne vous conviendrait pas, tel que je vous connais, de ne pas me l'offrir, et je vous en félicite. Eh bien! tout cela étant, j'aime mieux que nous en restions là. Il me plaît de vous crier casse-cou à votre entrée dans la carrière; ce rôle d'avertisseur charitable, de divinité tutélaire a pour moi la saveur d'une nouveauté. La Dame aux Camélias est morte depuis longtemps, et je ne me soucie nullement de la faire revivre sous mes traits; mais je puis, mes moyens me le permettent, donner un bon conseil à un jeune homme qui m'agrée. Faites-vous aimer par des femmes de votre monde; il n'en manque pas qui vous feront bon visage; ça vous coûtera moins cher que chez nous, et, si ce n'est pas tout à fait la même marchandise, croyez-moi, vous ne perdrez pas au change. Ou bien, alors, débarrassez-vous de la note sentimentale que vous avez dans la voix, soyez franchement dépravé... et revenez me voir : je vous croquerai sans scrupules.

Elle se leva en riant et tendit les mains à Roger avec un geste bon enfant. Lui la regardait, franchement ébaubi. Il cherchait une explication à ce revirement si brusque. Le ton qu'avait pris Jane, et qui était évidemment sincère, au moins pour moitié, l'empêchait de rattacher cette homélie enjouée, mais inattendue, à un plan machiavélique de femme de génie; d'un autre côté, cette démangeaison de le convertir aux amours mondaines et ce désir de l'écarter venant à coïncider avec la visite récente de Rohannet, lui donnaient fort à penser. Il se disait que le vicomte devait être pour quelque chose dans cette saute de vent qui rejetait sa barque à la côte, mais c'était en vain qu'il se fouillait la cervelle pour trouver une interprétation plausible à cet imbroglio. Il se rappelait que le plus gentil des Armand et des vicomtes s'était défendu d'avoir avec Jane Spring des relations autres que celles que comporte l'amitié la plus pure. Rohannet ne lui avait-il pas dit à lui-même, en effet, « qu'il n'y touchait pas, » et n'avait-il pas ajouté: « A ton service?» Et, depuis, n'avait-il pas su que son ami Trémont, donnant avec zèle dans le panneau tendu à sa chasteté présumée, était devenu l'amant de Jane ou quelque chose d'approchant? Les deux jeunes gens, il est vrai, s'étaient peu vus, grâce à l'accident de Roger, depuis la consommation de cet hymen pour rire, et rien de formel n'avait été dit par Trémont à Rohannet, mais celui-ci ne

pouvait guère ignorer un bonheur dont il s'était fait un peu l'artisan. Comment supposer, dès lors, qu'il eût attendu d'avoir deux amis à trahir pour pénétrer plus avant dans l'intimité d'une femme dont l'accès lui était facile depuis longtemps? Roger voulut en avoir le cœur net.

-Dites-moi, Jane, est-ce que Rohannet ne serait pas pour quelque chose dans ma disgrâce?

Bon! vous allez m'accuser, comme Clémence, de dire trop volontiers Les amis de nos amans et les amans de nos amies sont nos amans.

:

Dame! vous m'écrivez, après notre dernière entrevue, une lettre, je ne dirai pas brûlante, mais aimable tout au moins; j'accours vous me faites un accueil à la glace, et il se trouve que Rohannet sort d'ici. Il est permis de rattacher cette contradiction à cette visite, d'autant plus que le récent veuvage du bon apôtre rend son cœur et ses rentes disponibles; or, de son propre aveu, vous êtes, avec feu Clémence, une des seules femmes qui méritent qu'on se loge à leur enseigne.

Jane ne put, quoique son aplomb en eût vu bien d'autres sans être ébranlé, cacher un léger embarras.

Et en quoi, je vous prie, dit-elle, serais-je tenue de vous congédier pour prendre un nouvel amant? Ayant déjà le baron, si je prenais le vicomte, serait-ce une raison pour vous lâcher, vous, marquis, qui avez si bonne envie que je vous garde dans mes rets? Allons, mon cher, vous êtes naïf jusque dans votre scepticisme. Croyez-m'en sur parole, j'ai été mue par un sentiment tout désintéressé en vous engageant à porter ailleurs votre encens et... vos feux. Et la preuve, c'est que, s'il vous convient de ne pas vous retirer, tout en gardant la conviction que vous serez la seconde ou la troisième personne d'une trinité d'amans, vous êtes libre; je ne vous renvoie pas.

Roger ne savait trop que penser, mais, à quelque idée qu'il s'arrêtât, il comprenait que c'était fini. Pour ne paraître ni trop jeune. ni trop dupe, il affecta de prendre la chose gaîment, et il couvrit sa retraite par une phrase impertinente ponctuée d'un baiser sur le poignet.

-Allons! dit-il, je vois que, pour vous plaire longtemps, il faut plus de vice et plus d'argent que vous ne m'en prêtez sur la mine. Au revoir!

Trémont était, au fond, plus marri de l'aventure qu'il ne l'avait laissé voir et ne se l'avouait à lui-même. Il avait, il est vrai, pour se consoler, la pensée que les femmes les plus séduisantes et les plus exceptionnelles de cet aimable milieu ne gagnent décidé

ment rien à se montrer telles qu'elles sont en réalité, mais il n'en ressentait pas moins l'amertume qui doit nécessairement faire grimacer tout homme naguère à la tête de deux maîtresses agréables et qui voit tout à coup son cœur logé à la belle étoile. Et puis, bien qu'il n'y eût entre Rohannet et lui qu'une de ces amitiés de gens du monde tenant tout entières dans une petite poignée de main, il éprouvait du dégoût à se dire que son ami, qui était en même temps celui du baron, devait avoir une singulière façon de «< ne pas y toucher. Il n'avait pas encore assez vécu pour savoir que, si ces choses-là s'avouent le moins possible entre gens bien élevés, elles se font partout très couramment.

Jane, restée seule, avait eu un court accès de mélancolie.

- Il me plaisait, ce petit marquis, s'était-elle dit, mais Armand a quatre-vingt mille livres de rentes et il est tenu à des ménagemens envers le baron. Quant à les garder tous les trois, c'était difficile, Armand sachant que Roger avait un pied chez moi. Ça aurait tout gâté... Et puis, c'est bien assez de deux; trois, ça porte malheur et ça embrouille. Bah! tant pis! Gentil tout de même, ce petit Trémont... Pas encore homme, poli, affectueux... Ma foi! si ça peut le dégoûter des femmes entretenues, c'est un joli service que je lui aurai rendu. Seulement, ce bêta d'Armand aurait bien pu me faire ses ouvertures deux jours plus tôt, je n'aurais pas achevé de monter la tête au petit avec ma lettre.

Il était plus de cinq heures. Tout Paris allait au Bois. Roger ne savait que faire. Il lui vint à l'idée qu'il devait une visite à la princesse Riva, qui recevait le vendredi. C'était, d'ailleurs, une des physionomies féminines sur lesquelles s'était le plus volontiers posé son regard et peut-être son désir. Il s'achemina donc vers le quai d'Orsay, l'air méditatif et ennuyé.

Il pensait un peu à Madeleine, beaucoup à Jane et passablement à Geneviève. Car, chez les hommes, les déceptions du cœur sont la source la plus habituelle des rêveries matrimoniales. Un homme ne songe guère au mariage, tant que le célibat lui réussit ou l'amuse; viennent, au contraire, les tribulations, les désenchantemens, les accrocs de la vie de garçon, vite il y rêve. Tout le monde sait cela, et cela n'empêche personne de se marier, - pas même les femmes. - Quoi qu'il en soit, le souvenir de Jane l'emportait encore sur l'image de Geneviève.

(La dernière partie au prochain no.)

HENRY RABUSSON.

LA

SITUATION ÉCONOMIQUE

DE L'ALSACE

Études statistiques sur l'industrie de l'Alsace, par Ch. Grad, député au Reichstag, 2 vo'. in-8°; 1879-1880.

L'Alsace! qui donc y songe encore en France? Qui donc y songe, sinon les Alsaciens eux-mêmes, qui portent toujours dans leur cœur le deuil de leur patrie, qui ne peuvent entendre prononcer son nom sans sentir leurs paupières s'humecter? Les sentimens qu'ils éprouvent pour ceux que la fortune des armes a faits leurs maîtres n'ont pas changé et ne sont un mystère pour personne; ils sont aujourd'hui ce qu'ils étaient au lendemain de la conquête, alors que M. Teutsch a lancé du haut de la tribune du Reichstag, au nom de ses compatriotes, la véhémente protestation qui a posé devant l'Europe la question alsacienne et qui, quoi qu'on fasse, est devenue un document dont la diplomatie ne peut faire abstraction. Ils sont ce qu'ils étaient quand M. le pasteur Lichtenberger, dans la chaire de Saint-Nicolas, à Strasbourg, s'en est fait l'interprète en face de l'état-major prussien venu pour l'entendre, dans des termes qu'il faut reproduire : « Violemment arrachés à notre patrie, s'écriait-il, à la suite d'événemens que nul n'a pu prévoir, placés soudain sous un régime si nouveau avec un horizon et des perspectives si inattendues, il nous semble vraiment être dans l'exil... Nous ne cesserons dans nos consciences de protester en faveur du droit contre l'injustice, ne fût-ce que pour en rendre le retour plus difficile; nous ne cesserons du fond de nos cœurs d'être fidèles à notre patrie véritable avec le regret douloureux d'en être séparés, et nous le

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