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L'idée générale est donc une idée qui nous fait connaître une qualité, une propriété, une faculté, une action, un rapport, un point de vue enfin, qu'on retrouve dans plusieurs objets. Elle nous fait connaître une qualité commune, un point de vue commun à plusieurs objets. Elle est une idée de ressemblance : voilà pourquoi les noms généraux, signes d'idées générales, ont été appelés termes de ressemblance, termini similitudinis.

Aucune question n'a divisé davantage les philosophes, que la question des idées générales, qui, en divers temps, on été appelées simplement idées, ou formes, ou essences ou natures universelles, où universaux; elle les a divisés chez les Grecs, elle les a divisés dans le moyen âge, et elle les divise

encore.

Il n'est pas facile d'exposer clairement la philosophie des Grecs, sur les idées générales. Voici, autant du moins que j'ai pu les saisir, les opinions de trois de leurs philosophes les plus célèbres (1).

Platon observe que toujours l'homme, dans

(1) Voyez la 59. et la 65. lettre de Sénèque à Lucilius.

TOME 111.

ses ouvrages, imite ou cherche à imiter un modèle. Il n'importe que ce modèle existe réellement ou qu'il soit un produit de l'imagination. Le Jupiter Olympien a son modèle dans l'imagination de Phidias. Apelles, en peignant Alexandre, a son modèle dans la personne d'Alexandre. L'historien raconte, d'après des modèles qui existent ou qui ont existé. Homère décrit la ceinture de Vénus, d'après un modèle de sa création.

La nature, dit Platon, ne procède pas autrement. Les pierres et toutes leurs espèces, les plantes et toutes leurs espèces, les animaux et toutes leurs espèces; l'homme, son corps, son âme; le soleil, les astres; tous les êtres, en un mot, portent l'empreinte d'autant de modèles que nous voyons de variétés dans l'univers.

Or, Platon donne à ces modèles le nom d'idées. Les idées existent avant les choses créées, elles sont éternelles, incorruptibles, impérissables. Renfermées dans le sein même de la Divinité, elles ne participent à aucune des imperfections des êtres créés. L'humanité qui est le modèle d'après lequel sont formés tous les hommes, subsiste éternellement. Les hommes souffrent et meurent, l'humanité reste inaltérable, l'idée est toujours la même.

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Aristote rejette ces idées éternelles; il place l'humanité dans les hommes, l'animalité dans les animaux. Suivant ce philosophe, les êtres sont composés de matière et de forme. La matière est la même dans tous, la forme seule varie; non qu'il existe dans la nature autant de formes que d'individus, mais seulement autant que d'espèces.

Les minéraux, les arbres, les animaux, sont faits tous et chacun d'une même matière ; mais ils n'ont, ui tous une même forme, ni chacun une forme particulière. Ils n'ont pas tous une même forme; car les êtres que nous appelons arbres, ont une forme différente de ceux que nous appelons animaux. Ils n'ont pas chacun individuellement une forme particulière; car tous les individus appelés hommes ont une même forme, l'humanité; tous les individus appelés lions ont la même forme lion; tous les individus appelés éléphans ont la même forme, éléphant, etc.

Ainsi, les formes sont inhérentes aux choses; elles sont partie intégrante des choses, et elles constituent les différentes espèces que nous voyons dans le monde. Aristote donne à ces formes le nom d'eidos, c'est-à-dire d'images.

Zénon ne fut guère plus content des eidos

d'Aristote que des idées de Platon. L'humanité, disait-il, est un point de vue sous lequel nous considérons tous les individus appelés hommes; l'animalité, un point de vue sous lequel nous considérons tous les individus appelés animaux.

Un point de vue de notre esprit n'existe pas de toute éternité; il n'existe pas non plus dans les êtres qui sont hors de nous.

Les formes d'Aristote prévalurent. Tous les êtres eurent leurs formes, leurs formes substantielles, leurs natures universelles, leurs universaux enfin.

La science en était là, et les universaux dans les choses, ou, comme on s'exprimait en mauvais latin, les universaux à parte rei, étaient en possession de toutes les chaires de philosophie; ils régnaient paisiblement lorsque, sur la fin du onzième siècle, un chanoine de Compiègne nommé Roscelin, ayant connu l'opinion de Zénon, l'embrassa avec ardeur; et, au grand scandale de tous les savans, il enseigna que les universaux n'étaient pas ά parte rei, qu'ils n'étaient que à parte mentis, c'est-à-dire qu'ils n'avaient d'existence que dans notre esprit. Il alla plus loin, il osa

avancer que les universaux n'étaient que des mots, des noms, des dénominations.

Cette opinion, que les docteurs du temps. jugèrent tout-à-fait nouvelle, produisit une sensation extraordinaire non-seulement dans les écoles, mais chez les gens du monde et jusqu'à la cour des princes: partout elle eut des partisans fanatiques et des ennemis plus fanatiques encore; les uns furent les nominaux, les autres les réalistes ; leurs querelles quelquefois ensanglantées ont duré plus de trois siècles.

Les réalistes avaient trouvé le moyen de dire de six manières différentes, que les universaux sont dans les choses, et cela fit six écoles sous autant de chefs. Il serait assez difficile de marquer les six nuances qui les séparaient, et je vous fais grâce de ces inintelligibles subtilités.

Quant aux nominaux, il y avait entre eux une différence qui se comprend fort bien, et qu'il est nécessaire de noter. Les uns prétendaient que les idées générales ne sont absolument que des noms, de purs noms; c'étaient les vrais nominaux. Les autres voulaient que les noms des idées générales fussent accompagnés d'une perception ou d'une conception de l'esprit. On les appelait conceptualistes.

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