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à accepter les offres de l'archevêque de Paris, qui lui avait proposé une place à la communauté des prêtres et un logement aux Carmes. Nous vécûmes plus d'un an dans cette vieille maison, à côté l'un de l'autre et fraternellement, malgré la différence des âges et des occupations, et d'autres différences encore dont sa condescendance voulait bien ne pas trop tenir compte. En 1849, nous eûmes l'honneur de l'avoir pour collègue au petit séminaire de Paris, où il occupa quelques mois la chaire de philosophie, pendant que nous professions la classe d'humanités. Quand, plus tard, il devint vicaire général de Mgr Sibour, puis du cardinal Morlot, et qu'il fut chargé, en cette qualité de la direction des maisons diocésaines d'éducation, nos relations avec lui furent encore plus fréquentes. A peine interrompues pendant la courte durée de l'épiscopat de Mgr. Darboy à Nancy, elles se reprirent dans des conditions nouvelles le jour même de son installation à Paris,car c'est de ce jour que date le choix qu'il daigna faire de celui qui avait été son confrère aux Carmes, pour le mettre à la tête de son petit séminaire de Notre-Dame des Champs. Quatre ans après, nous étions appelé par la divine Providence a être un de ses successeurs à Nancy. C'était un lien de plus ; ce lien devait bientôt se fortifier du profond sentiment de vénération qui s'est attaché à la mémoire de l'archevêque de Paris, massacré en haîne de la foi. Ayant ainsi vécu pendant plus d'un quart de siècle à côté de l'éminent prélat, nous avons été à même de connaître intimement son caractère et son existence. Voilà pourquoi nous avons cru pouvoir nous rendre aux instances de ceux qui nous ont pressé d'être son historien.

En entreprenant cette tâche, nous ne nous en sommes pas dissimulé certaines difficultés. Elles tiennent pour la plupart à la condition des temps au milieu desquels ce livre est destiné à paraître. D'ailleurs il n'est jamais facile d'écrire l'histoire de ceux qui ont été nos contemporains. Quand il s'agit d'un homme public, d'un évêque, et d'un évêque comme Mgr Darboy, la difficulté s'accroît en raison de la hauteur de la situation, du relief de la personnalité et de la notoriété des actes. La vie que nous avions à raconter a été mêlée aux affaires et aux événements les plus considérables et les plus diversement appréciés de notre époque c'était une difficulté de plus. Nous l'avons abordée avec la calme impartialité de l'historien qui se doit tout entier à la vérité, nous contentant de raconter les faits, sans y intervenir autrement que par de sobres réflexions, car nous estimons que le jugement définitif à porter sur les hommes dépend principalement du récit de leurs

actes.

Lorsque cette Histoire de la Vie et des Oeuvres de Mgr Darboy fut terminée dans ses parties principales,-c'était quelques mois après le premier anniversaire de la mort de l'archevêque de Paris-plusieurs personnes dont nous tenons l'avis en haute estime, nous conseillèrent d'en faire un livre de circonstance, mais il nous parut préférable, à tous égards, de compléter nos recherches en dehors de toute préoccupation d'actualité. Les grands événements au milieu desquels s'est passée la vie de l'archevêque de Paris, appartenant à l'histoire, l'intérêt de cette vie ne saurait dépendre entièrement de telle ou telle date de publication; aussi nous nous sommes résigné à attendre longtemps, trop longtemps peut-être, au gré de ceux qui nous pressaient. Nous aurons même dé

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passé de beaucoup la limite des temporisations que le poète impose à l'impatience de publier, défaut trop commun chez ceux qui font des livres Nonumque prematur in annum. Que votre œuvre reste sous clef pendant neuf ans." Il y a seize ans que la nôtre est achevée. Mais n'estce pas aux historiens surtout qu'il convient de suivre le conseil d'Hora ce, et le temps ne se charge-t-il pas de travailler pour eux,en mettant l'apaisement dans les esprits et le calme dans les jugements de l'opinion? Par tous ces motifs, le présent travail aura peut-être gagné aux longs délais qu'il a subis avant de voir le jour. A défaut d'autres qualités, ce sera là sa recommandation ou son excuse.

La librairie Bloud & Barral, 4, Rue Madame, Paris, vient aussi de publier une Vie de Mgr Darboy, par l'abbé J. Guillermin. Un vol. in-8, 4 fr. L'apparition de ces deux ouvrages a soulevé dans la presse une polémique sur laquelle nous reviendrons. En attendant nous reproduisons les quelques lignes par lesquelles La Défense signale à ses lecteurs le volume de M. l'abbé Guillermin:

Mgr Darboy est et restera assurément une des grandes figures de l'épiscopat au XIXe siècle. Sa vie depuis 1845, époque où il vint à Paris jusqu'en 1871, date de sa mort, a touché à tant d'évènements qu'elle est, pour ainsi dire, l'histoire même de l'Eglise de France, Des documents précieux et des renseignements spéciaux mis à la disposition' de M. l'abbé Guillermin, lui ont permis d'élucider nombre de points jusqu'ici restés obscurs, comme de donner des détails inconnus et inédits sur la vie publique et privée du prélat martyr; et sous ce rapport, nous croyons pouvoir affirmer que son œuvre contient de très intéressantes révélations pour un grand nombre et causera plus d'une surprise. Ajoutons que l'auteur a su aborder avec un grand tact les questions les plus épineuses, et toutefois avec une entière impartialité et que son œuvre d'un puissant et si dramatique intérêt au point de vue social, politique et religieux, est d'un bout à l'autre empreinte d'une émotion communicative et pénétrante, d'un charme souverain pour le lecteur. C'est plus qu'il n'en faut pour assurer à ce beau livre le prompt succès auquel il a droit.

SOUVENIRS DE COLLEGE

Discours prononcé par M. Ludovic Halévy à la distribution des prix aux élèves du Lycée Louis-Le-Grand, le 3 août 1887.

Chers élèves,

Lorsque dans une des classes de ce lycée, au mois de juillet 1851, je remettais à l'un des hommes les plus aimés et les plus distingués de l'Université, à mon très cher maître Eugène Despois, la copie de ma composition des prix en discours français, je croyais bien en avoir fini à tout jamais, dans ce collège, avec les discours français ou latins. Eh bien je me trompais. Il se trouve que je suis encore élève du Lycée Louis-le-Grand et que j'ai encore un proviseur, malgré ma barbe grisonnante. Il m'a fait l'honneur de venir me voir, mon proviseur, et il m'a

demandé, avec les plus aimables et les plus obligeantes paroles, de vouloir bien composer encore une fois en discours français. J'ai obéi-il faut toujours obéir à son proviseur et voilà pourquoi, vétéran de trentesixième année, je me présente devant vous, mes chers camarades, docilement, à l'heure dite, mon devoir à la main.

Mes chers camarades, oui, c'est ainsi que je veux vous appeler. Cette expression a le double mérite de me rendre l'illusion de ma jeunesse et d'enlever, dès le début, toute solennité à mes paroles. Je n'ai pas l'intention de vous adresser un discours, un vrai discours. Vous venez d'en entendre un qui était charmant et qui a réveillé de la façon la plus ingénieuse les souvenirs de cette ancienne et noble maison. Un si parfait discours suffit pour une telle journée, et nous allons, si vous le voulez bien, causer amicalement, familièrement, comme il sied entre camarades.

Dans une des plus délicieuses comédies de mon maître et ami Eugène Labiche, deux camarades de collège se rencontrent et restent en présence l'un de l'autre, gênés, embarrassés, silencieux...Et l'un deux commence enfin la conversation par cette phrase :

-C'est drôle, quand on ne s'est pas vu depuis une trentaine d'années, on ne trouve rien à se dire.

S'il y avait parmi vous, mes chers camarades, un vieil écolier de mon âge, je pourrais me servir de cette même phrase, car je suis sorti de Louis-le-Grand il y a plus de trente ans. J'y étais entré, interne, en 1846. Nous ne portions pas encore ces tuniques militaires et ces képis galonnés d'or qui furent pour nous la très précieuse conquête de la révolution de février 1848. Nous étions affublés du plus extraordinaire des costumes; tout petits, écrasés sous d'immenses chapeaux de soie noire à haute forme, le cou sanglé dans de larges cravates de grosse percale blanche qui nous obligeaient à tenir la tête droite, enfouis dans de gigantesques habits à longues basques qui nous battaient les talons, les mains emprisonnées dans des gants de coton blanc, nous nous en allions en promenade, le jeudi, à travers le dédale des rues étroites qui, presque toutes, depuis cette époque, ont disparu ou changé de nom; nous apercevions, par échappées, en l'air au-dessus des toits, le télégraphe aérien des tours Saint-Sulpice, qui faisait dans le ciel, avec ses grands bras,des gestes désespérés, généralement interceptés par le brouillard; nous ĺongions les quais ; nous montions l'avenue des Champs-Elysées, les marchands de coco carillonnant sur notre passage; nous traversions au rond point la sinistre allée des Veuves; puis, avant d'arriver à l'Arc de l'Etoile, nous nous arrêtions, pour jouer au ballon ou aux barres, dans des terrains vagues, dans des lieux sauvages et abandonnés où poussait de l'herbe, où broutaient des chèvres.

Le Paris d'aujourd'hui ressemble bien peu, mes chers camarades, au Paris de ce temps-là, et je ne saurais vous dire quel a été mon étonnement lorsque, ces jours derniers, ayant voulu, avant d'écrire ces quelques pages, revoir mon vieux collège, je l'ai retrouvé absolument tel que je l'avais laissé. Dans la vie, autour de moi tout avait changé, tout, et les choses avaient ici fidèlement gardé leur aspect d'autrefois. C'était pendant une de vos classes et votre éminent proviseur avait la bonté de m'accompagner dans cette visite. Je revoyais les mêmes longs corridors,

les mêmes passages voûtés, les mêmes cours silencieuses avec leurs fenêtres grillées, les mêmes tambours-j'ai bien cru les reconnaître -qui me réveillaient cruellement en sursaut à cinq heures du matin, les mêmes réfectoires, les mêmes salles d'étude et la même chapelle où l'on nous chantait avant 1848 Domine salvum fac regem, en 1848 Domine salvam fac Rempublicam et en 1852 Domine salvum fac imperatorem si bien que, dans le court espace de nos années de collège, il nous avait été donné de pouvoir ajouter à l'étude de l'histoire un essai pratique de toutes les formes possibles de gouvernement.

Vous étiez dans vos classes, les uns écrivant penchés sur leurs tables, les autres écoutant, avec plus ou moins d'attention, les paroles de leurs maîtres, et je saisissais au vol des lambeaux de phrases latines-que je comprenais encore et des lambeaux de phrases grecques-que je ne comprenais plus du tout. Nous marchions ainsi à travers les cours du lycée, lorsque tout d'un coup,levant les yeux,j'aperçus à une fenêtre audessus des arbres du jardin de l'infirmerie, la cornette blanche d'une religieuse, qui lisait attentivement, la tête baissée. Je m'arrêtai et je dis à votre proviseur :

-Voici la fenêtre de l'infirmerie. C'est là, à cette même place, que se tenait toujours, de notre temps, la sœur Adrien. Je crois la revoir. -Et vous la revoyez. C'est bien elle, la sœur Adrien.

Elle, la sœur Adrien ! L'excellente et redoutable sœur Adrien, si douce et si tendre pour les vrais malades, mais impitoyable pour les migraines et les rhumes compliqués d'un peu de paresse. Elle était à l'infirmerie depuis vingt-cinq ans quand j'ai quitté le lycée, et on me la montrait encore là, trente-cinq ans plus tard, à cette même fenêtre, avec son même livre. Ah! pour le coup, je crus me trouver encore dans mon collège d'autrefois. Et j'eus, pendant un instant, comme une vague espérance de participer à ce miracle. Je n'avais peut-être que douze ans, je portais peut-être encore cet étonnant habit à longues basques...et, comme j'étais enrhumé ce jour-là, j'avais envie de monter à l'infirmerie et de demander à la sœur Adrien une tasse de la fameuse tisane de ses fameux pots d'étain qui devaient être encore là. Mais il n'était pas bien sérieux, mon rhume, et la sœur Adrien m'aurait probablement salué de cette phrase: "Ah! ah ! c'est encore vous, petit paresseux ! "

Je ne montai donc pas à l'infirmerie, je m'en allai au parloir, et dès le premier regard, je pus reconnaître que le temps avait marché, et que notre lycée était vivant et très vivant. Il y avait eu là un changement considérable et tout à l'honneur de ceux qui ont eu depuis trente ans et qui ont encore aujourd'hui le gouvernement du lycée Louis-le-Grand. Autrefois, lorsque, pendant les récréations, je mangeais des gâteaux au parloir, je les mangeais en compagnie de vingt et un jeunes philosophes, mathématiciens et rhétoriciens, lesquels s'offraient à nous en exemple, rangés le long des murs, autour du parloir, dans des cadres dorés. C'étaient les portraits des prix d'honneur de Louis-leGrand, dans la première moitié de ce siècle. Et je me trouvais maintenant en présence de trente autres jeunes savants et littérateurs qui qui étaient venus rejoindre leurs devanciers au parloir. Vingt et un prix d'honneur de 1805 à 1852, en quarante-sept ans ; trente et un

prix d'honneur de 1852 à 1886, en trente-six ans. Une règle de proportion marquerait exactement les étapes de cette marche ascensionnelle de votre lycée, mais comme je ne suis pas grand calculateur, je prie votre camarade Chalas, qui a obtenu hier au concours général le second prix de mathématiques spéciales, de vouloir bien se charger de l'opération. Elle sera d'autant plus à la gloire de Louis-le-Grand qu'il y aura lieu d'ajouter aux noms des trente prix d'honneur de la seconde série le nom du prix d'honneur de philosophie de 1887, votre camarade Courteaut ayant été, hier, à la Sorbonne, un des grands vainqueurs de cette journée qui a placé Louis-le-Grand, avec ses dix-neuf prix et ses cinquante-sept accessits, au premier rang parmi les lycées de Paris.

Ainsi donc il est plus jeune et plus vaillant, et plus triomphant que jamais, ce collège qui, depuis trois siècles, a abrité tant et tant de générations de professeurs et d'élèves. Et à mesure que se prolongeait ma visite, je me sentais gagné par une véritable émotion en regardant ces vieux murs qui ne parlent que de dévouement et de travail. Peu à peu, toute mon existence d'écolier, mes sept années de collège se reconstruisaient dans mes souvenirs avec une singulière précision et se divisaient en deux périodes parfaitement distinctes: les premières années, très longues, très pénibles, très cruelles ; les dernières, au contraire, très faciles, très rapides, très heureuses.

Nous sommes ici entre nous, mes chers camarades, nous pouvons causer en toute franchise et j'espère bien que vous n'aurez pas l'indiscrétion de répéter ce que je vais vous dire. Eh bien ! j'ai commencé par être un assez médiocre écolier, et quand la sœur Adrien m'appelait petit paresseux,elle avait d'excellentes raisons pour parler ainsi. Pensums, retenues, gronderies, semonces, j'ai tout connu, et je me souviens même d'avoir monté une fois,une fois seulement, le terrible escalier des arrêts. Je maudissais le collège, qui me faisait l'effet de la plus dure des prisons. J'étais malheureux, très malheureux, et s'il en est aujourd'hui parmi vous qui connaissent un tel supplice, je les plains de tout mon

cœur.

Je n'avais pas encore compris qu'il est bien plus amusant de travailler que de ne rien faire, et que c'est par égoïsme que l'on doit aimer le travail. J'ai fait cette découverte brusquement, un matin, au début de mon année de quatrième, à la première classe d'histoire, et je veux vous conter, mes chers amis, comment ce grand bonheur m'arriva et comment ce fut la fin de toutes mes misères.

J'entre en classe, je m'installe à mon banc, je vois assis dans la chaire du professeur un jeune homme, un tout jeune homme, avec des cheveux blonds. Il se met à parler, et moi, tout aussitôt, dès les premiers mots, dressant la tête, je me mets à l'écouter. Ah !l'aimable, charmante et brillante parole ! Je crois l'entendre encore ! J'ai eu, ce jour-là mon illumination sur le chemin de Damas, et j'ai gardé toujours, fidèlement, le souvenir de cette délicieuse première leçon de M. Auguste Geffroy. Je vous ai dit son nom. J'eus plus tard la satisfaction, l'orgueil de découvrir que je ne m'étais pas trompé, moi petit collégien de quatorze ans, en jugeant, ce matin-là, que j'avais affaire à un homme de grand talent. M. Geffroy est aujourd'hui un des écrivains les plus distingués, un des historiens les plus remarquables de notre temps, et je

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