Page images
PDF
EPUB

le fond solide de l'histoire, que sont-ils, sinon les témoins de l'activité incessante de l'homme, de son amour et de sa pensée ? Il faut les interpréter; il faut, plus d'une fois, suivant l'expression bien connue, lire entre les lignes; d'un seul mot, il faut penser pour comprendre ces pensées qui tantôt s'énoncent clairement et tantôt se dérobent, qui parfois même mentent impudemment. Or, avec la pensée qui discerne et juge d'autres pensées, nous entrons, vous le savez, de plein-pied dans l'histoire, mais il nous est impossible de ne pas pousser plus avant. En effet ces pensées, les désirs légitimes, les convoitises qui les accompagnent, se sont traduites en résolutions, en actes accomplis au grand jour. Pensées, passions, volontés, se sont entrechoquées avec plus ou moins de violence sur la scène du monde, comme elles s'opposent et s'entrechoquent dans nos âmes. C'est la lutte pour l'existence d'abord, bientôt pour la domination, avec ses phases les plus diverses, avec ses chefs qui dirigent, sest multitudes qui se soulèvent ou qu'on entraîne ; c'est la vie elle même à tous degrés, sous tous ses aspects, c'est l'histoire enfin, avec sa grandeur et sa beauté. Continuez d'en réunir, d'en éprouver les matériaux dans vos bibliothèques, dans le silence de vos archives, rien de mieux, mais n'imaginez pas qu'elle puisse jamais, cette histoire de la vie humaine et de la vie des nations, paraître au jour,se manifester dans to ite sa vérité,sans que cette vérité devienne aussitôt sa beauté. Il suffit d'ailleurs de regarder autour de soi, en France et à l'étranger, d'ouvrir les œuvres des historiens contemporains, pour se convaincre qu'il en est ainsi, et que l'histoire peut gagner beaucoup en exactitude et en précision, sans rien perdre au point de vue de l'art de peindre et de la pensée.

II

C'est assez, Messieurs, vous entretenir des historiens; prenons congé d'eux, sans toutefois leur adresser un adieu définitif. Bon gré, mal gré, tant de soin que nous prenions de les oublier et de ne les point nommer, ils viendront se placer entre notre esprit et les éléments constitutifs de l'histoire,tels que nous voudrions désormais les envisager dans leur réalité propre, avant que rien d'étranger s'y soit ajouté, avant que la parole humaine, avec sa merveilleuse puissance, mais aussi avec ses séductions et ses sacrifices, en ait altéré la simplicité. -Entre ces éléments eux-même si nombreux, si divers, et dont aucun peut-être n'est dépourvu de beauté, comment faire un choix? Irons-nous d'abord aux plus importants: la philosophie,la religion; - aux plus apparents : la politique et la guerre: à ceux qui ont plus d'attraits: les lettres et les arts? Rien qu'à les nommer,-et la liste est loin d'en être épuisée, -vous mesurez d'un coup d'œil la carrière qui s'ouvre devant nous, vous discernez même les questions difficiles, délicates, qui ne nous appartiennent point et que nous ne saurions aborder dans cette chaire. Allons droit, si vous le voulez bien, à ce qu'il y a de plus simple, à ce qu'on pourrait appeler le fondement de l'histoire. Si la Cité, dans un examen rapide, se montre à nous marquée au signe éclatant de la pensée et de la beauté, pourronsnous douter qu'il en soit de même, à plus forte raison, pour tous les autres éléments de l'histoire ? Ou ils contribuent à la former, ou ils se développent dans son sein: ou ils la soutiennent, ou ils la couronnent: dans tous les cas ils ont avec elle les rapports les plus étroits.

Chez les peuples qui vivent d'une vie propre, si petit ou si grand

que soit leur territoire, quel que soit le nom de leur gouvernement, qu'ils soient jeunes ou vieux, il y a toujours place pour la Cité, s'il y a place pour l'intelligence et la liberté. La Cité, c'est le corps des citoyens qui, en aimant leur pays, savent ce qu'ils aiment, et en le servant, savent pourquoi ils travaillent et se dévouent. C'est aussi, dans un sens voisin du premier et qui le complète, l'ensemble des lois, des traditions, des croyances qui leur sont communes et auxquelles ils sont attachés. Il n'y a pas plus de Cité qu'il n'y a de citoyens dans les états despotiques ; il est vrai qu'il n'y a guère plus d'histoire. Nous ne chercherons pas pourquoi il en est ainsi, pourquoi la Cité se montre partout où se montre l'intelligence et la liberté,pourquoi les cités grandissent,déclinent et meurent.pourquoi,se dressant les unes contre les autres, elles en viennent parfois,dans des luttes implacables jusqu'à se déchirer et s'entredétruire. Ces laideurs morales de l'histoire ne doivent pas nous cacher ses beautés : il en est, grâce à Dieu,d'assez pures,d'assez éclatantes, pour nous faire oublier tant de crimes dont les annales du monde sont remplies.

Nous pourrions d'abord en appeler à la pensée. Les longues prévisions des législateurs dans les cités naissantes plus tard, dans les cités qui ont pris conscience de leur force, les profonds desseins des hommes d'Etat, ces plans si sagement conçus, si habilement modifiés dans les détails, au cours des évènements, ces sénats de Rome ou de Venise fidèles à travers les siècles, à une politique aussi souple qu'inflexible, ces ministres qui, en vingt ans, comme Richelieu, consomment l'unité d'une grande nation préparée par dix siècles de luttes et de travaux, toutes ces œuvres de la pensée, vues dans leur suite et leur ensemble, grandies par la distance, quelques-unes rehaussées par la majesté des siècles, éveillent le sentiment du Beau dans les âmes capables de les comprendre. Avouons-le toutefois, ces beautés de choix sont surtout appréciées par un petit nombre d'esprits heureusement doués et formés par une patiente culture. Les beautés populaires de l'histoire, sans avoir moins de valeur, appartiennent sans distinction à tous ceux qui ont au cœur l'amour du vrai et du bien; la pensée n'en est pas absente, mais c'est par l'action, volonté, vertu, sacrifice, qu'elles se manifestent. Oui, Messieurs, la beauté de l'histoire, qu'on pourrait appeler la beauté pour tous, accessible à tous, ce sont les hommes de cœur et de dévouement, ces citoyens illustres qui ont aimé leur patrie jusqu'à mourir pour elle, qui l'ont servie avec un absolu désintéressement par la parole ou par l'épée, dans les conseils ou sur les champs de bataille. Sans ces hautes vertus, exemple et soutien des vertus plus modestes, il n'y aurait pour la Cité ni sécurité ni grandeur: aux heures de péril extrême il n'y aurait point de salut. Ne craignez pas, toutefois, que j'appelle en témoignage ces grands hommes trop souvent célébrés: Aristide, Thémistocle, Miltiade, Epaminondas, Brutus,Caton, Cicéron, et que je les afflige eux et vous d'une d'une banale louange après les éloges déclamatoires qui sont loin d'avoir accru leur gloire et nos sympathies. Le temps est venu d'ailleurs d'élargir ces cadres étroits dans lesquels on a trop longtemps emprisonné la vertu civique : ces héros que nous allons chercher si loin dans la Cité antique, et dont la liste, après tout, n'est pas bien longue, la Cité Chrétienne, la Cité moderne nous les montrent avec orgueil à chaque page de leurs anna

[ocr errors]

les. Nous n'avons oublié qu'une chose, c'est de leur dresser, dans l'histoire, encore quelques-uns y ont-ils songé,-ces statues vivantes que les anciens excellaient à ériger. Tandis que nous nous attardions à des précisions scrupuleuses, à d'infimes détails, et que, sous prétexte de n'omettre aucun fait et de les vérifier tous avec le plus grand soin, nous négligions trop souvent de faire ressortir l'unité et la beauté de ces existences héroïques, les arts, la sculpture surtout, s'attachaient à les faire revivre. Vous savez s'ils y ont réussi : nos places publiques, nos musées, nos bibliothèques se sont enrichis de leurs chefs-d'œuvre.

L'histoire, je le sais, commence à revendiquer, elle exercera de mieux en mieux ses droits imprescriptibles. Comment, d'ailleurs donnerait-elle une voix à ces multitudes si dignes de son intérêt, si elle ne leur prêtait la voix de leurs grands hommes ? Comment ferait-elle connaître tant de vertus cachées, de dévouements obscurs perdus dans les rangs du peuple, si elle ne les résumait dans ces vigoureux esprits qui ont eux-mêmes résumé les pensées de leur temps, dans ces nobles caractères qui en ont exprimé les vertus ! L'inspiration leur est venue à la fois de la source éternelle du Beau et du Bien, et des âmes généreuses qui, d'en bas, les soutenaient et les soulevaient. Qu'on cesse donc de reprocher aux historiens, aux peintres, aux sculpteurs d'avoir en idéalisant leurs héros, trahi la vérité. Ils seraient demeurés audessous d'elle, s'ils n'avaient vu qu'un seul homme dans le grand homme, au lieu de nous montrer en lui le représentant de la vertu, de la grandeur morale, quel qu'en soit le nom, qui dominait chez ses concitoyens, qui faisait la force et la gloire de la Cité. Si l'Horace et le Caton des poètes nous semblent au premier coup d'œil plus grand que nature, songeons à Rome dont l'âme a formé leur âme, et nous ne dirons plus qu'on a surfait leur courage. Permettons de même au peintre et à l'historien de nous présenter, harmonieusement unis dans Charlemagne, dans Saint Louis, tous les traits du législateur et du soldat chrétiens, de nous faire admirer dans Jeanne d'Arc (ce nom résume tous les noms des grands serviteurs de la France, de Charles-Martel à notre Bayard, de Bayard à Marceau, Kléber et Courbet) l'héroïque enfant du peuple, combattant et s'immolant pour le salut de la France. Si haut que s'élève un tel idéal, il sera toujours inférieur à la vérité.

Nous nous demandions tout à l'heure, avec une sorte d'inquiétude, s'il y a des beautés dans l'histoire et si nous réussirions à en découvrir: vous venez d'entendre la réponse Belle de la beauté qui domine toutes les autres, la beauté morale, l'histoire a, de son superflu, enrichi tous les arts. Dès l'origine et aujourd'hui, avec un redoublement d'instances, ils ne cessent de l'interroger, de lui demander des sujets, des inspirations jamais elle n'est demeurée sourde à leur appel. Elle a donné tout ce ce qu'on désirait, tout ce qu'on réclamait, et sa richesse est encore entière. C'est qu'elle n'a pas seulement à sa disposition la grandeur, la gloire, le succès, les triomphes, toutes les joies de la prospérité ; la douleur, les revers, les humiliations, la mort elle-même peuvent quelque chose pour cette beauté morale qui est son noble privilège.

Pourquoi en est-il ainsi ? D'où viennent ces rapports étonnants du Beau avec la douleur ? Pourquoi manque-t-il quelque chose, au sein même de la prospérité et de la gloire, à ceux que l'épreuve n'a pas

visités? Quelle 'est cette grandeur d'un nouveau genre, cette beauté d'un éclat si doux et si pur, d'une si sereine majesté, que le malheur ajoute à la vertu, et l'infortune imméritée aux âmes les plus courageuses? Ce n'est point l'heure de rechercher les causes secrètes de cette alliance aussi réelle qu'elle paraît d'abord étrange et inexplicable. Bornons-nons à constater qu'elle existe, et que, dans l'histoire des peuples comme dans celle des hommes illustres, elle engendre des beautés auprès desquelles les autres sont souvent bien pâles. Je consens qu'on admire Rome victorieuse de toutes les nations, élevée par la politique et la guerre jusqu'à ces hauteurs d'où il ne reste plus qu'à descendre; mais n'est-elle pas mille fois plus belle dans ces luttes avec les Samnites, avec les Gaulois, avec Pyrrhus, avec Annibal, où elle déploie toutes les ressources de son génie, toute la vigueur de son courage, dans ces revers inattendus et ces défaites mémorables dont une seule aurait anéanti une Cité moins héroïque, mais où se retrem paient ses espérances, où sa grandeur d'âme et sa constance se montraient dans toute leur beauté.

Notre regard se lasse, notre attention s'épuise à suivre dans leu marche, à travers des nations vaincues d'avance, ces victorieux auxquels rien ne résiste, et ces dominations ne nous captivent pas longtemps qui, d'un cours tranquille, s'en vont lentement d'une puissance conquise presque sans effort à une lente décrépitude. Il n'en est pas ainsi des nations que Dieu donne en spectacle au monde et qui, vastes Empires ou simples Cités, ne s'élèvent que par des combats et des épreuves sans nombre au faîte de leur destinée. La beauté qui les distingue ne ressemble à aucune autre elle est au prix des plus cruelles infortunes, et le succès définitif s'achète par les plus rudes épreuves. J'ai souvent pensé, dans un amour de mon pays qui n'a rien, je crois, d'excessif, et qui laisse aux autres nations, avec leurs qualités et leurs vertus, leurs titres à l'admiration de la postérité, que les défaites de la France non moins que ses victoires les plus brillantes, que ses longues infortunes alternant avec des périodes d'une splendeur sans rivale, en faisaient, dans le monde moderne, l'héritière de ces Empires marqués tout ensemble au sceau de la douleur et à celui de la grandeur. Les épreuves qu'elle a subies sans fléchir, à plusieurs reprises, les plus anciennes comme les plus récentes, n'ont pas seulement accru l'amour de ses enfants, elles ont purifié sa gloire et rendu sa beauté plus auguste. Nous le savons, nous le sentons, et la postérité jugera comme nous.

Cette beauté des cités illustres, faite de douleur et de joie, de triomphes et de revers, de gloire et d'humiliation, ne meurt pas, vous le savez, tout entière avec elles. Elle se survit dans des œuvres durables, lois, pensées, poèmes, chefs-d'œuvre de la littérature et des arts; elle se survit jusque dans leurs ruines. Je ne reviendrai pas aujourd'hui sur un sujet que nous avons épuisé dans une de nos dernières leçons. Nous savons maintenant ou nous espérons savoir pourquoi l'homme avide d'édifier, d'ordonner, de construire, épris des monuments nouveaux, n'aime guère moins les monuments ravagés par le temps ou la main des barbares, et se plaît au spectacle de leurs ruines. Leur beauté qui semble contredire toutes les lois du Beau n'en touche pas moins son âme, car cette beauté ranime en luí l'idée d'une immortalité qu'aucune

décadence n'atteindra, l'idée de l'Infini qui enveloppe dans son sein tous les temps, toutes les œuvres, toutes les ruines. C'est ainsi que la mort elle-même et la destruction ont confirmé les enseignements que nous donnaient, sur les rapports du Beau et de l'Infini, la vie et les œuvres de la vie les plus jeunes, les plus brillantes.

Mourir, c'est le sort commun des individus et des cités; se survivre dans la mort, c'est le privilège d'un petit nombre d'élus. Je voudrais vous dire comment, pour les grands peuples, ces vrais représentants de l'humanité dans le cours des âges, s'accomplit cette survivance, quel profit en revient à l'idée et à la science du Beau; mais je ne crains de demeurer au-dessous d'un tel sujet et que la nécessité d'être bref ne me condamne à être obscur et incomplet. Je me bornerai à vous demander si nous connaîtrions la grandeur comme nous la connaissons (et la grandeur est bien un élément du Beau), grandeur de la puissance, grandeur des desseins, grandeur du caractère, grandeur de l'âme hnmaine, si la grandeur humaine n'avait laissé dans l'histoire et dans la mémoire des hommes une trace, ineffaçable. Cette Rome qui n'est plus se survit dans les hommes d'État, les jurisconsultes, les législateurs les artistes qui, depuis des siècles, demandent des pensées à la pensée qui l'anima et s'inspirent de sa grandeur : elle a sa part dans leurs œuvres et dans leurs chefs-d'œuvre. Sans elle, Corneille, pour nous en tenir à ce seul exemple ne serait pas Corneille: c'est en lui empruntant son héroïsme et son génie qu'il est parvenu à s'élever plus haut qu'elle.

Et toutefois, Messieurs, la grandeur romaine n'a que sa place parmi tant de beautés dont l'histoire précise et fixe dans notre esprit l'idée d'abord confuse et vacillante. Les plus belles qualités de notre âme, ses puissances de premier rang ont, pour ainsi parler, leurs représen tants de choix dans la longue suite des cités et des nations. On dirait que chacune d'elles a reçu en partage comme une vertu principale, une qualité dominante dont le souvenir demeure à jamais dans les annales de l'histoire, alors que celui des rivalités et des guerres toujours trop semblables à elles-mêmes s'est depuis longtemps effacé. Toutes ensemble elles font cortège à ces nations privilégiées (c'est ici le centre et le cœur de l'humanité) qui s'avancent à travers les siècles, à la tête de toutes les autres, portant tour à tour le flambeau de la pensée dont elles entretiennent et avivent l'éclat. Tâche aussi glorieuse que pleine de périls, car elle n'est rien moins, sous les regards de l'humanité inquiète et attentive, que la lutte de la lumière contre les ténèbres, de la vérité contre toutes les erreurs.

La lutte, l'effort, c'est-à-dire la liberté, voilà, dans ce spectacle déjà si grand, une grandeur nouvelle, peut-être même la source de bien des grandeurs. En connaissez vous, en effet, où la liberté n'ait pas sa place? Qu'elle s'y montre au grand jour ou qu'elle se dissimule, il faut qu'elle y soit. Il faut que l'âme de l'artiste soit libre, que son inspiration soit libre, que ses œuvres expriment la liberté, la joie ou le regret de la liberté : la servitude serait la mort de l'art. Or cette liberté de l'homme, où éclate-t-elle mieux que dans l'histoire? Non, le plus beau spectacle pour l'œil du sage ce n'est pas la nature, malgré toutes ses merveilles, car la nature n'est pas libre; ce n'est pas même le ciel étoilé et ses si

« PreviousContinue »