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eux ces professeurs formés par la méthode anarchique; c'est là que la Sorbonne avait pris Charles Graux, Bergaigne, A. Darmesteter, ces trois maîtres dont la disparition à laissé de si grands vides.

Je sais bien que la plupart des anciens élèves de l'Ecole pratique des Hautes Etudes sont docteurs mais le doctorat n'est pas, à vrai dire, un examen. C'est plutôt une sorte de traité conclu par le candidat avec la Faculté, qui joue alors un rôle analogue à celui d'éditeur responsable. Sous certaines conditions, très libérales et très sensées, elle consent à recevoir dans sa collection deux de vos livres, l'un en français, l'autre en latin, à leur donner son estampille; et vous, dans ces conditions qui ne vous coûtent qu'une minime partie de votre indépendance, vous profitez d'une marque officielle et du juste crédit dont elle jouit au dehors comme au dedans,

Reste la licence, nécessaire pour arriver au doctorat. Mais la licence est le moins examen des examen: comme vous la passez devant vos professeurs, elle prend forcément, dans le fond, le caractère d'un certificat d'études. Elle le prendra de plus en plus; un jour, bientôt, je le souhaite et je l'espère, elle deviendra tout à fait et uniquement certificat d'études; j'ajoute : " d'études supérieures ", c'est-à-dire obtenu à l'aide d'un travail personnel, d'un doctorat au petit pied; travail dont le genre varierait selon les aptitudes et les goûts du candidat; sujet choisi par lui-même et traité chez lui, à loisir. Mais, dira-t-on, il pour rait donc user de tous les livres, de notes manuscrites, il pourrait se faire aider par ses camarades, par ses maîtres! A la première objection, je répondrai qu'un mauvais étudiant ne sait pas se servir des livres ; qu'on peut, sans danger, les lui mettre à la main, les lui ouvrir à la bonne page, et qu'il n'en fera jamais rien, à moins qu'il ne les copie tout simplement, et ceci s'appelle un plagiat, se reconnaît, et déshonore ou rend ridicule celui qui l'a osé. D'ailleurs, ce que nous devons vous apprendre surtout c'est justement à vous servir des livres : cette prétention est moins humble qu'elle ne paraît, elle revient à vous enseigner l'art de travailler seuls. Quant au secours prêté par des professeurs ou des camarades, comment donc croit-on que se font les livres des écrivains de métier ? S'imagine-t-on qu'ils ne doivent rien, Térence à Lélius ou à Scipion, Boileau à Racine ou à La Fontaine ? Mais, dans le monde littéraire, c'est un perpétuel échange de conseils ; et je suppose qu'un bon livre, qu'une œuvre de talent vaut bien une épreuve quelconque de licence et même d'agrégation! Personne ne se forme seul ni ne progresse réduit uniquement à ses propres forces, et le simple fait que des hommes de mérite veuillent bien vous conseiller, vous renseigner, vous corriger (ce qui d'ailleurs est, un jour ou l'autre, à charge de revanche), loin d'être contre vous, est pour vous, témoignant que déjà ils vous jugent assez de valeur pour s'occuper de vos travaux et croire à votre succès. Si le fond même du travail n'était pas du candidat, s'il y avait supercherie, les moyens de contrôle et les conséquences seraient les mêmes que pour le doctorat, que pour l'apparition d'un livre quelconque ; et la tentative nuirait à son auteur au lieu de lui servir.

Reste la question du recrutement des carrières civiles et libérales, étrangères à l'enseignement, et auxquelles nous sommes chargés, par le baccalauréat, de procurer des garanties. Comment s'en passer, de ce

baccalauréat ? Essayons,et peut-être verrons-nous qu'il est en des institutions comme, dit-on, des hommes : aucune n'est nécessaire. Est-ce qu'il y a un baccalauréat, un examen quelconque, pour entrer dans la littérature ou dans l'épicerie ? Est-ce que l'opinion du monde littéraire ou celle des clients ne fixe pas promptement la valeur d'un volume de vers ou celle d'un chocolat ? Vous allez me dire qu'on juge sans doute bien les gens à l'œuvre, mais qu'il faudrait commencer par les prendre les yeux fermés. Ceci ne s'arrête nullement : les chefs d'une administration, ceux qui ont la prétention de commander et de diriger les hommes, ont pour premier devoir de les connaître. La belle affaire, en vérité, de saluer le mérite chez quelqu'un qui en a donné des preuves ! Ce qui justifie les hautes situations, ce qui donne le droit d'être dans les premiers, c'est ce qu'on nomme vulgairement "le flair ", le don de deviner le genre et les aptitudes de chacun. On peut se tromper, on se trompera, sans doute, de temps à autre ; mais le remède est des plus simples : c'est le mandat à courte échéance et renouvelable. L'inamovibilité n'est pas dans la nature : elle est le contraire de la vie.

Ce procès, que je me permets de faire aux examens, n'est ni sans intérêt pour vous, ni sans lien avec ce que nous devons faire à ce cours. Les idées que je viens de vous exposer rapidement, et dans le succès desquelles j'espère et j'ai foi, ces idées vous feront comprendre mieux pourquoi je donnerai dès l'abord à nos leçons un caractère d'érudition désintéressée. Maîtres du niveau des examens à la licence, nous sommes, il est vrai, astreints pour l'agrégation à nous plier aux exigences de programmes et de jurys auxquels nous demeurons étrangers: mais là encore croyez-bien que le plus sûr moyen d'aborder les épreuves avec une relative sécurité-au moins avec la sécurité de conscience,c'est d'avoir, dans le courant de l'année, travaillé pour apprendre, travaillé pour vous-mêmes et pour toute votre vie, non en vue d'un succès d'examen seulement et avec la secrète joie de vous dire que, le lendemain, vous aurez tout oublié.

Travaillez donc pour vous, et travaillez le plus possible seuls : c'est l'exercice le plus fécond. Cherchez à fixer vos idées littéraires par la lecture des auteurs anciens dans le texte : ne craignez pas de moi que je cherche à vous imposer les miennes ; ne comptez pas sur moi pour vous dispenser d'avoir les vôtres.

Le roman contemporain

FR. PLESSIS.

Dans une préface qu'il écrivait pour un roman intitulé: Une idée fantasque, paru à la librairie Blériot, en 1885, Ch. Gounod expose ainsi son sentiment sur le roman contemporain :

"Voici un roman honnête et captivant dont l'auteur a le respect de lui-même et du lecteur. On n'y respire pas les miasmes infects dans lesquels la littérature à sensation va chercher de soi-disant remèdes contre les passions ou les vices qu'elle veut nous faire prendre en hor

reur.

S'il est vrai que le plus sûr moyen d'étouffer, sinon d'extirper nos mauvais penchants soit dans la culture assidue et surtout dans l'exerercice persévérant de nos bons instincts, on se persuadera difficilement que la fréquentation des tripots et des sentines puisse être un bon milieu pour l'éducation morale. A cette thérapeutique toute négative qui consiste dans l'exhibition du mal, on sacrifie insensiblement celle qui agit par le charme et l'attrait du bien, et l'on arrive à faire du spectacle écœurant des hontes et des misères humaines la pâture exclusive et journalière des affamés d'émotions.

Tel n'est pas le petit drame que voici.

Tout l'intérêt y repose sur l'enchaînement de circonstances fatales qui créent, entre des personnages attachants par eux-mêmes, un ensemble de situations imprévues, délicates ou douloureuses, dont toute la responsabilité retombe sur le passé coupable et déshonorant d'un père de famille qui n'est plus, et de qui la mémoire est la seule ombre à ce tableau de braves cœurs cruellement éprouvés.

La noble et sainte résignation d'une pauvre veuve, mère de famille, la vaillante énergie d'un fils, cherchant à relever, à force de travail et de sentiments élevés, le nom compromis par son père; la généreuse rivalité de dévouement de deux jeunes filles qui souffrent l'une par l'autre et l'une pour l'autre ; le terrible secret qui pèse sur la destinée de tant d'êtres innocents et malheureux tels sont les éléments dans lesquels l'auteur a puisé l'émotion saine et sincère qui s'attache à son récit.

:

Une des infirmités de notre temps, c'est ce besoin de secousses violentes qui, en littérature, comme en art, oblitèrent le goût des émotions d'un ordre plus élevé. Le langage, pourtant, les mots généralement si bien faits et si justes, suffiraient pour nous éclairer, si nous savions en interroger le sens et en pénétrer l'esprit.

Elever, par exemple, ne signifie assurément pas conduire en bas, mais en haut. Singulière fantaisie que de jeter les sens dans la fange pour les nettoyer !

Certes, je reconnais qu'il peut y avoir et qu'il y a en effet des œuvres pleines d'impressions, de coloris, de saveur, voire même d'odeur,dans la littérature à sensation; reste à savoir si c'est là un régime bien salutaire et bien fortifiant. En fait de santé pour l'esprit aussi bien que pour le corps, le choix des aliments est d'une importance capitale, et je ne sache pas, quant à moi, que l'intoxication ait jamais été considérée comme une règle d'hygiène.

Nous sommes malades du besoin de l'extrême; nous courons après l'étrange, l'excessif, le vertigineux; toute simplicité nous semble une fadaise; toute mesure, une timidité; toute méthode, une chaîne ; toute discipline, une prison. La sobriété nous endort; l'exagération nous fascine; la pure et simple lumière du vrai pâlit devant l'éclat mensonger du faux clinquant. Ce que l'on veut, par-dessus tout, c'est, non pas émouvoir, persuader, convaincre, éclairer; non; c'est frapper, surprendre, éblouir, coûte que coûte ; à ce jeu, on brille parfois ; on s'éteint toujours.

Pour rester une lumière aux yeux des hommes, ce n'est pas simplement la réalité qu'il faut leur faire voir, mais la vérité. La réalité, chacun de nous la voit de ses yeux ; et quiconque ne la voit pas dans la vie, ne la verra pas davantage reproduite par une œuvre d'art ou de littérature, œuvre complètement inutile dès lors, si elle s'arrête là. La vérité, c'est l'homme, non plus tel qu'il est, mais tel qu'il pourrait et devrait être, tel qu'il faut l'aider à devenir en dirigeant, d'une part, son entendement vers le beau par la lumière, et, d'autre part, sa volonté vers le bien par l'émotion. La valeur d'une œuvre se mesure à l'élan qu'elle suscite, à la direction qu'elle imprime, au développement qu'elle provoque, en un mot, à la somme de Vérité qu'elle fait connaître et de Bien qu'elle fait vouloir.

La question peut donc se ramener à ces termes, entre le mal, qui n'est que trop souvent le réel et toujours le faux, et le bien, qui est toujours le vrai:" Y a-t-il plus de chances de conduire au bien en montrant le mal que de détourner du mal en montrant le bien ? "

Ainsi posée, la question semble plus facile à résoudre.

Et d'abord, il faut remarquer que la notion du mal est une notion négative; le mal est une privation du bien, une perte: il représente l'état de ruine, non la chose perdue; il exprime un vide, non une réalité. La relation entre l'idée du mal et celle du bien est la même qu'entre l'idée du faux et celle du vrai. Le spectacle d'une maladie ne saurait être un élément de l'état de santé. Il suffit, pour s'en convaincre, d'observer et de comparer les impressions que fait naître en nous la vue de ce qui est mal et de ce qui est bien.

Le mal ne cause que des impressions pénibles; il froisse, il chagrine, il blesse, il contracte et ferme tout notre être ; au lieu d'unir, il divise; et s'il rapproche un moment ceux qu'il attire, c'est pour les éloigner plus ou moins promptement, mais fatalement, l'un de l'autre, par cette répulsion instinctive d'une méfiance et d'un dégoût récipro

ques.

Le bien, tout au contraire, alors même que notre volonté est trop faible ou trop dépravée pour répondre à son appel, impose du moins le respect; ce n'est pas lui que nous accusons, mais nous-mêmes, lorsque nous n'avons pas le courage de le suivre; il nous fait honte, non de ce qu'il nous demande, mais de ce que nous lui refusons et que nous refusons, du même coup, à notre propre intérêt et à notre bonheur. De sa nature, il ouvre, il console, il dilate, il épanouit tout notre être : il est, par là, le principe du rapprochement salutaire et de l'union durable.

Je ne puis ici qu'indiquer cette thèse qui fournirait amplement la matière d'un livre, et je laisse à décider lequel des deux contacts, celui du Mal ou celui du Bien, est le plus efficace pour l'amélioration de la nature humaine.

Il y a quelque chose de mieux que d'ouvrir les yeux sur l'erreur et sur le mal pour s'en éloigner, c'est de les ouvrir sur le Vrai et sur le Bien pour s'y réfugier, s'y abriter et y fixer sa raison et sa vie.

CH. GOUNOD.

Le génie au dix-septième siècle et au dix-huitième siècle

Les pages qui suivent sont la reproduction d'une conférence faite dernièrement par M. Legouvé aux élèves de l'Ecole normale de Sèvres. On y trouvera plusieurs notes fausses à côté d'observations fort justes. Les préférences de M. Legouvé pour le dix-huitième ne reposent que sur des mots. Ce programme qu'il trouve si magnifique est rempli d'idées fausses, et là où M. Legouvé voit" une discordance choquante entre les écrits et le but des écrits," il n'y a qu'une conséquence logique. D'un autre côté, certains de ses jugements sur le dix-septième siècle sont inconciliables. Il commence par dire que le dix-septième siècle s'occupait surtout des intérêts supérieurs de l'homme; et plus loin, répétant une phrase plus ou moins énigmatique de La Bruyère,il prétend que les "grands sujets " étaient interdits. Enfin il admet l'influence pernicieuse des doctrines du dix-huitième siècle sur le nôtre,mais pourquoi nier que les problèmes qui agitent notre société ne puissent trouver une solution à la lumière des vérités reconnues par le dix-septième siècle ?-Voici cette conférence de M. Legouvé :

Messieurs,

L'étude des grands écrivains du dix-septième siècle fait le fond de votre éducation littéraire.

Quelques ouvrages historiques ou dramatiques de Voltaire et sa Henriade; le chef-d'œuvre de Montesquieu sur les Romains; quelques extraits de Buffon ; quelques pages de J.-J. Rousseau; quelques passages de Fontenelle constituent votre bagage de savoir à l'endroit du dixhuitième siècle.

Je voudrais aujourd'hui ajouter à ces connaissances partielles et éparses, quelques idées générales qui leur servissent de lien ; je voudrais vous aider à mieux comprendre ce que vous savez et à mieux apprendre ce que vous ne savez pas, en éclairant ces deux grands siècles l'un par l'autre je voudrais enfin préciser à vos yeux le caractère de leur génie particulier, par la mise en regard de leurs différences.

Ces différences sont profondes.

Par les années, ils se touchent: par leur rôle dans le monde,ils sont à mille lieues l'un de l'autre.

Ce sont comme deux antithèses on dirait les deux pôles de l'activité humaine.

Le ciel a une part immense dans les chefs-d'œuvre du dix-septième siècle.

Les chefs-d'œuvre du dix-huitième n'ont qu'un objet, la terre.

Le génie, dans le dix-septième, est le serviteur de Dieu.

Le génie, au dix-huitième, est le serviteur de l'homme.

La vie future joue un grand rôle dans l'existence au dix-septième siècle; le dix-huitième ne s'occupe que de la vie présente. L'un s'intéresse, dans l'homme, à son âme ; l'autre à sa condition. Le premier voit en lui le chrétien, le second, le citoyen.

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