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Documens historiques inédits.

MÉMOIRE

SUR

LES RELIGIONNAIRES DU DAUPHINÉ,

PAR M. DE FONTANIEU,

Intendant de la province de Dauphinė. 17261.

INTRODUCTION.

La révocation du célèbre édit de Nantes, comme tous les actes de despotisme qui s'attaquent au libre exercice de la pensée religieuse dans le domaine de la conscience, occupe dans l'histoire

1 Ce mémoire inédit est inséré au tome II, page 105 des neuf volumes in-folio de Mémoires servant de pièces justificatives à la correspondance administrative de Fontanieu, intendant de Dauphiné; Ms. de la bibliothèque du roi, ensemble 116 vol. in-fol., sous le N. P. 120, fonds de Fontanieu. Gaspard-Moïse Fontanieu, auteur de ce mémoire, a été successivement maître des requêtes, intendant du Dauphiné, conseiller d'état ordinaire et contrôleur général des meubles de la couronne. Il est mort le 26 septembre 1767. Les collections immenses exécutées par cet infatigable écrivain sur l'histoire de France sont conservées au département des Mss. de la bibliothèque du roi, mais elles ne sont malheureusement connues que de quelques érudits, qui y puisent de précieux documens. Outre ses recherches sur l'histoire générale de la France, Fontanieu en entreprit aussi de fort étendues sur les annales du Dauphiné; et c'est parmi les monumens qu'il a réunis sur cette province que nous puiserons de nombreux matériaux. (N. du D.)

des erreurs de l'esprit humain une place plus considérable encore que dans les annales des excès du pouvoir arbitraire. Employer les proscriptions et les peines corporelles pour forcer les ames à se dépouiller des croyances inspirées par la foi, et leur en imposer qui n'émanent que de la crainte et de la violence, est un phénomène qui se confond parmi les actes de barbarie des périodes historiques peu éclairées, mais qui contracte une étrange anomalie dans un temps où la politesse des mœurs et le développement des élémens civilisateurs de la société semblent devoir être une sanction de la raison publique. Tel est le caractère frappant de cette mesure aussi injuste qu'impolitique par laquelle Louis XIV, violant les promesses de son aïeul, proscrivit, en pleine paix, une partie de la nation, dont les sentimens religieux n'étaient pas en harmonie avec ses appréciations personnelles. Dépositaire du pouvoir le plus illimité, dont aucune monarchie n'offre de plus incroyable exemple, Louis XIV était arrivé à ce point de despotisme qu'il se croyait le maître, non-seulement des biens et des actions de ses sujets, mais aussi de leur conscience et de leurs pensées. Cet aveuglement, dont les résultats furent si funestes au bonheur et à la prospérité de la France, prenait sa source dans un immense orgueil, une ignorance profonde des choses de l'humanité, une grandeur bien souvent factice et l'influence que les ames étroites et mesquines eurent toujours sur l'esprit du grand roi. La pruderie dévote d'une maîtresse surannée, les suggestions artificieuses d'un directeur de conscience, les manœuvres ambitieuses de deux ministres persuadèrent à Louis XIV que la gloire de son nom et le salut de son ame étaient attachés à la conversion forcée de ses sujets protestans, et dès cet instant s'organisa sur toute la face du royaume un système de persécution dont l'ineptie, plus encore que la cruauté, serait de nature à exciter l'indignation, si l'on ne savait que le champ de l'absurde est sans limites. Cette mesure obtint l'assentiment de toutes les capacités placées à la tête des affaires de l'état, et il ne parut pas plus insolite alors de forcer, le couteau sur la

gorge, un protestant à se faire catholique, qu'il ne semblait hautement raisonnable dans les cours de justice de torturer un patient pour lui arracher un aveu mensonger que dictait la souffrance1.

:

A peine la volonté du maître fut-elle connue, que tous les intendans des provinces, et surtout les parlemens, déployèrent contre les protestans une ardeur inquisitoriale qui fut vigoureusement soutenue par l'action de la force militaire : tout le monde sait que les missionnaires chargés de prêcher, le fer à la main, l'évangile de cette croisade, furent des régimens de dragons. La province de Dauphiné, qui avait pris une part si large aux guerres civiles et religieuses du XVIe siècle, devint, une des premières, le théâtre des persécutions, dont le clergé, la magistrature et l'administration se firent les énergiques instrumens. D'abord on eut recours au mobile de l'argent, en mettant les consciences en trafic le cardinal Le Camus, évêque de Grenoble, obtint à ce prix quelques conversions mercantiles, qui étaient ensuite dépeintes au roi comme des conquêtes faites par ses bienfaits et sa munificence. Mais ce moyen ayant échoué bientôt, la magistrature, presque toujours impitoyable et aveugle dans le cours de nos agitations civiles, sévit avec cette cruauté froide et systématique dont on trouve de si nombreux et de si terribles exemples dans les annales des parlemens. Les protestans furent déclarés déchus de tous leurs droits civils et politiques et inhabiles à remplir des charges publiques. Leurs temples furent démolis à Grenoble et à Châteaudouble, par arrêts du 1er août 1671 et du 1er mars 16732, et des lettres de cachet défendirent, en 1671 et 1674, de les admettre au consulat et aux assemblées de la maison de ville3. En 1682,

1. Rien n'est si beau, écrivait Madame de Sévigné, en parlant de l'édit du » 22 octobre 1685, qui cassait celui de Nantes, que tout ce qu'il contient, et: jamais aucun roi n'a fait et ne fera rien de plus mémorable >> (Lettre du 28 octobre 1685, à Bussi.)

2 Recueil des Edits rendus en faveur du clergé. Paris, 1676, in-8°, pag. 43-119. 3 lbid., pag. 206-208-291.

l'intendant fit rouer le petit-fils du pasteur Chamier, qui avait dressé l'édit de Nantes, et en 1687 eurent lieu un grand nombre d'exécutions contre des religionnaires, pour avoir assisté aux assemblées. En 1689, des massacres en masse furent organisés contre des populations entières, et le comte de Tessay se chargea d'évangéliser, à la tête de son régiment de dragons, dans les bourgs et villages du Valentinois et du Diois, c'est-à-dire de piller et de brûler les habitations des protestans. Le 19 avril 1694, vingt religionnaires furent condamnés à mort par l'intendant de la province, pour avoir assisté à une assemblée, et pendus à Valence1, et en 1719 M. Du Mitral, lieutenant-colonel du régiment de Navarre, traita le Diois comme il aurait fait d'un pays conquis : il faut lui rendre l'honneur d'avoir introduit dans cette croisade un perfectionnement qui fut de contraindre les protestans, sous peine de la potence, à démolir les maisons des proscrits *.

Toutes ces cruautés n'eurent d'autre résultat que de jeter au cœur des victimes une profonde haine contre les persécuteurs, de raviver leur foi et d'éveiller leur enthousiasme : c'était répandre le soufre sur la flamme; mais les passions mauvaises sont toujours en tout temps si aveugles, qu'elles perdent l'intelligence des choses de sens commun. Bien entendu que ce jeu barbare et ridicule de conversions militaires ne fut d'aucune utilité pour la religion catholique, dont les ministres, oubliant qu'une croix de bois avait conquis le monde, eurent la cruelle démence de prêcher la charité de l'évangile et la mansuétude du Christ, le fer et la flamme à la main. Proscrits, dépouillés de leurs biens, et, chose horrible! dont la découverte savante ne pouvait appartenir qu'à une période

1 Extrait d'un registre Ms, de la famille de Jean Rigaud de Crest, sur les dragonnades; curieux fragment publié par M. Buchon dans la Revue trimestrielle, tome III, page 207.

2 La nécessité du culte public parmi les Chrétiens, par ARMAND DE LA CHAPELLE. Francfort, 1747, in-12, tome III, pag. 27 et suiv.

de haute civilisation, frappés dans ce qu'ils avaient de plus cher, la confiscation de leurs enfans ordonnée par arrêts de cours de justice, les protestans des villages se réfugièrent au désert pour prier et pleurer. Mais l'exaltation de la solitude fit bientôt contracter à leurs croyances un enthousiasme dont l'ardeur trouvait un aliment dans la souffrance et dans les discours violens de quelques prédicateurs nomades. Tout ce mal fut l'œuvre du pouvoir.

Après la mort de Louis XIV, les persécutions continuèrent leur cours dans la province de Dauphiné. Il est vrai de dire que si l'autorité ne s'y départit pas des mesures violentes qu'elle avait adoptées, elle proposa aussi des moyens plus conciliateurs, comme va nous le montrer le curieux mémoire dressé en 1727 par l'intendant Fontanieu. Ce document, dans lequel règne parfois une impartialité digne d'attention et une sage appréciation des circonstances du temps, est de nature à répandre une vive lumière sur une période dramatique des annales de notre pays. La découverte d'un grand nombre de monumens de ce genre serait une conquête précieuse pour les annales de la province : tel a été notre but en livrant à la publicité le mémoire de Fontanieu.

OLLIVIER JULES.

MÉMOIRE

SUR LES RELIGIONNAIRES DU DAUPHINÉ,

LE Dauphiné est une des provinces du royaume où les erreurs de Calvin ont fait le plus de progrès et causé le plus de troubles. L'histoire des révolutions qu'elles y ont fait naître sous l'amiral de Coligny, le baron des Adrets, le marquis de Montbrun et le counétable de Lesdiguières, n'est ignorée de personne. La révocation de l'édit de Nantes fit sortir un nombre prodigieux de protestans de

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