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Il monte sur sa bète; et la chanson (1) le dit.
Beau trio de baudets! Le meunier repartit:
Je suis âne, il est vrai, j'en conviens, je l'avoue
Mais que dorénavant on me blâme, on me loue,
Qu'on dise quelque chose, ou qu'on ne dise rien,
J'en veux faire à ma tète. Il le fit, et fit bien.

Quant à vous (2), suivez Mars, ou l'Amour, ou le prince,
Allez, venez, courez, demeurez en province,
Prenez femme, abbaye, emploi, gouvernement :
Les gens en parleront, n'en doutez nullement.

II

Les Membres et l'Estomac.

Je devais (3) par la royauté
Avoir commencé mon ouvrage :
A la voir d'un certain côté,

Messer Gaster (4) en est l'image :

S'il a quelque besoin, tout le corps s'en ressent.
De travailler pour lui les membres se lassant,
Chacun d'eux résolut de vivre en gentilhomme (5),

(1) Cette chanson populaire, perdue et oubliée depuis longtemps, a été retrouvée, en 1842, par M. le Camus, membre de l'académie de Clermont. Elle se compose de trois couplets. Voici le dernier; c'est celui auquel la Fontaine fait ici allusion :

Adieu, cruelle Jeanne;
Puisque tu n'aimes pas,
Je remonte mon âne
Pour galoper au trépas:
Vous y perdrez vos pas,
Nicolas.

(2) Quant à vous, etc. C'est Malherbe qui continue de

ler à Racan.

(3) Il faudrait : J'aurais dû commencer.

L'estomac. (Note de la Fontaine.)

par

(5) Trait de satire contre la noblesse, qui a longtemps re gardé l'oisiveté comme un privilége.

Sans rien faire, alléguant l'exemple de Gaster.
Il faudrait, disaient-ils, sans nous qu'il vécût d'air.
Nous suons, nous peinons, comme bètes de somme.
Et pour qui? Pour lui seul: nous n'en profitons pas;
Notre soin n'aboutit qu'à fournir ses repas.

Chômons, c'est un métier qu'il veut nous faire apprendre.
Ainsi dit, ainsi fait. Les mains cessent de prendre,
Les bras d'agir, les jambes de marcher:

Tous dirent à Gaster qu'il en allât chercher (1).
Ce leur fut une erreur dont ils se repentirent:
Bientôt les pauvres gens tombèrent en langueur;
Il ne se forma plus de nouveau sang au cœur,
Chaque membre en souffrit; les forces se perdirent.
Par ce moyen, les mutins virent

Que celui qu'ils croyaient oisif et paresseux,
A l'intérêt commun contribuait plus qu'eux.
Ceci peut s'appliquer à la grandeur royale.
Elle reçoit et donne, et la chose est égale.
Tout travaille pour elle, et réciproquement
Tout tire d'elle l'aliment.

Elle fait subsister l'artisan de ses peines,
Enrichit le marchand, gage le magistrat,
Maintient le laboureur, donne paie au soldat,
Distribue en cent lieux ses grâces souveraines,
Entretient seule tout l'Etat.

Menenius (2) le sut bien dire.
La commune s'allait séparer du sénat.

Les mécontents disaient qu'il avait tout l'empire,
Le pouvoir, les trésors, l'honneur, la dignité;
Au lieu que tout le mal était de leur côté,
Les tributs, les impôts, les fatigues de guerre.
Le peuple hors des murs était déjà posté,
La plupart s'en allaient chercher une autre terre,

(1) Qu'il en allât chercher. En, c'est-à-dire de quoi manger; mais la phrase est obscure.

(2) Menenius Agrippa, consul, l'an de Rome 260, avant J.-C. 493. Il apaisa par cet apologue le peuple mutiné contre les grands, et réfugié sur le mont Sacré. Cette soumission, du reste, ne demeura pas sans récompense : le peuple obtint la création de magistrats nommés tribuns, chargés de veiller à eurs intérêts.

Quand Menenius leur fit voir

Qu'ils étaient aux membres semblables,

Et par cet apologue, insigne entre les fables,
Les ramena dans leur devoir.

III

Le Loup devenu Berger.

Un loup qui commençait d'avoir petite part
Aux brebis de son voisinage,

Crut qu'il fallait s'aider de la peau du renard (1)
Et faire un nouveau personnage.

Il s'habille en berger, endosse un hoqueton (2),
Fait sa houlette d'un bâton,

Sans oublier la cornemuse.

Pour pousser jusqu'au bout la ruse
Il aurait volontiers écrit sur son chapeau :
« C'est moi qui suis Guillot, berger de ce troupeau.
Sa personne étant ainsi faite,

Et ses pieds de devant posés sur sa houlette,
Guillot le sycophante (3) approche doucement.
Guillot, le vrai Guillot, étendu sur l'herbette,
Dormait alors profondément;

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Son chien dormait aussi, comme aussi sa musette (4). La plupart des brebis dormaient pareillement.

(1) C'est-à-dire, recourir aux ruses du renard. Espèce de casaque à l'usage des bergers.

Le trompeur. (Note de la Fontaine.) Ce mot vient de deux mots grecs, dont l'un signifie figue, et l'autre dévoiler. Il y avait à Athènes une loi qui défendait d'exporter des figuiers hors de l'Attique. Le dénonciateur (sycophante), ayant une part de l'amende que devait payer le coupable, abusait souvent de cette loi pour accuser toute sorte de personnes indistinctement; par suite on donna le nom de sycophante à tout homme méchant et calomniateur.

(4) Comme uussi sa musette. Une musette qui dort ! alliance de mots hardie, mais pleine de naturel et de grâce. Racine a dit, dans un genre plus élevé :

Mais tout dort, et l'armée, et les vents, et Neptune.

(Iphigénie.)

L'hypocrite les laissa faire;

Et, pour pouvoir mener vers son fort (1) les brebis,
Il voulut ajouter la parole aux habits,
Chose qu'il croyait nécessaire.
Mais cela gåta son affaire :

Il ne put du pasteur contrefaire la voix.
Le ton dont il parla fit retentir les bois,
Et découvrit tout le mystère.
Chacun se réveille à ce son,
Les brebis, le chien, le garçon.
Le pauvre loup, dans cet esclandre,
Empêché par son hoqueton,

Ne put ni fuir ni se défendre.

Toujours parquelque endroit fourbes selaissent prendre 2).
Quiconque est loup agisse en loup;
C'est le plus certain de beaucoup.

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Les grenouilles se lassant
De l'état démocratique (3),

Le fort du loup, c'est sa tanière.

Ce vers exprime la moralité de la fable; les deux suivants raillent le trompeur trompé.

(3) Forme de gouvernement où le peuple est souverain. Pouvoir monarchique, pouvoir d'un seul souverain.

Par leurs clameurs firent tant,

Que Jupin les soumit au pouvoir monarchique.
Il leur tomba du ciel un roi tout pacifique :
Ce roi fit toutefois un tel bruit en tombant,
Que la gent marécageuse,

Gent fort sotte et fort peureuse,
S'alla cacher sous les eaux,

Dans les joncs, dans les roseaux
Dans les trous du marécage,

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Sans oser de longtemps regarder au visage
Celui qu'elles croyaient être un géant nouveau.
Or c'était un soliveau,

De qui la gravité fit peur à la première
Qui, de le voir s'aventurant,

Osa bien quitter sa tanière.

Elle approcha, mais en tremblant.

Une autre la suivit, une autre en fit autant :
Il en vint une fourmilière;
Et leur troupe à la fin se rendit familière
Jusqu'à sauter sur l'épaule du roi.

Le bon sire le souffre, et se tient toujours coi (1).
Jupin en a bientôt la cervelle rompue:

Donnez-nous, dit ce peuple, un roi qui se remue!
Le monarque des dieux leur envoie une grue,
Qui les croque, qui les tue,

Qui les gobe à son plaisir;
Et grenouilles de se plaindre.

Et Jupin de leur dire: Eh quoi! votre désir
A ses lois croit-il nous astreindre?
Vous avez dû premièrement
Garder votre gouvernement;

Mais, ne l'ayant pas fait, il vous devait suffire
Que votre premier roi fût débonnaire et doux.

De celui-ci contentez-vous,

De peur d'en rencontrer un pire (2).J

(1) Coi, tranquille, du mot latin quietus.

(2)« Il faut convenir que la conduite de Jupiter dans cet apologue n'est pas du tout raisonnable; il est très-simple de désirer un autre roi qu'un soliveau, et très-naturel que les grenouilles ne veuillent pas d'une grue qui les croque. »

(Chamfort.)

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