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Les buffets dressés sous la treille, La vaisselle d'argent, les cuvettes, les brocs, Les magasins de Malvoisie (1),

Les esclaves de bouche, et, pour dire en deux mots,
L'attirail de lá goinfrerie;

Dans un autre, celui de la coquetterie,
La maison de la ville et les meubles exquis,
Les eunuques et les coiffeuses,
Et les brodeuses

Les joyaux, les robes de prix;

Dans le troisième lot, les fermes, le ménage,
Les troupeaux et le pâturage,
Valets et bêtes de labeur.

Ces lots faits, on jugea que le sort pourrait faire
Que peut-être pas une sœur
N'aurait ce qui lui pourrait plaire.

Ainsi chacune prit son inclination (2),
Le tout à l'estimation.

Ce fut dans la ville d'Athènes
Que cette rencontre arriva.
Petits et grands, tout approuva

Le partage et le choix: Esope seul trouva
Qu'après bien du temps et des peines
Les gens avaient pris justement
Le contre-pied du testament.

Si le défunt vivait, disait-il, que l'Attique
Aurait de reproches de lui!

Comment! ce peuple qui se pique

D'être le plus subtil des peuples d'aujourd'hui,
A si mal entendu la volonté suprème
D'un testateur! Ayant ainsi parlé,
Il fait le partage lui-même,

Et donne à chaque sœur un lot contre son gré;
Rien qui pût être convenable,
Partant, rien aux sœurs d'agréable :

A la coquette l'attirail

Qui suit les personnes buveuses;

La biberonne eut le bétail;

(1) Espèce de vin muscat fort estimé, de Napoli de Malvoi

sie, en Morée.

(2) Son inclination, ce qui lui plaisait.

La ménagère eut les coiffeuses.
Tel fut l'avis du Phrygien (1),
Alléguant qu'il n'était moyen
Plus sûr pour obliger ces filles
A se défaire de leur bien;

Qu'elles se marieraient dans de bonnes familles
Quand on leur verrait de l'argent;
Pairaient leur mère tout comptant;

Ne possèderaient plus les effets de leur père: Ce que disait le testament.

Le peuple s'étonna comme (2) il se pouvait faire Qu'un homme seul eût plus de sens Qu'une multitude de gens.

(1) Le Phrygien dont il est question est Ésope. (2) On dirait aujourd'hui comment.

FIN DU LIVRE DEUXIÈME

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L'invention des arts étant un droit d'aînesse,
Nous devons l'apologue à l'ancienne Grèce :
Mais ce champ ne se peut tellement moissonner,
Que les derniers venus n'y trouvent à glaner.
La feinte est un pays plein de terres désertes;
Tous les jours nos auteurs y font des découvertes.
Je t'en veux dire un trait assez bien inventé;
Autrefois à Racan Malherbe (2) l'a conté.

(1) Ces initiales signifient à Monsieur de Maucroix. C'était un chanoine de Reims ami de la Fontaine.

(2) Malherbe, poëte français, né à Caen en 1555, mort à Paris en 1628. Racan, poëte pastoral et disciple de Malherbe, né à la Roche-Racan en Touraine en 1589, mort en 1670.

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FABLES. LIVRE III

93

Ces deux rivaux d'Horace (1), héritiers de sa lyre,
Disciples d'Apollon (2), nos maîtres, pour mieux dire,
Se rencontrant un jour tout seuls et sans témoins
(Comme ils se confiaient leurs pensers et leurs soins),
Racan commence ainsi : Dites-moi, je vous prie,
Vous qui devez savoir les choses de la vie (3),
Qui par tous ses degrés avez déjà passé,

Et que rien ne doit fuir en cet âge avancé,
A quoi me résoudrai-je? Il est temps que j'y pense.
Vous connaissez mon bien, mon talent, ma naissance:
Dois-je dans la province établir mon séjour,
Prendre emploi dans l'armée, ou bien charge à la cour?
Tout au monde est mêlé d'amertume et de charmes :
La guerre a ses douceurs, l'hymen a ses alarmes.
Si je suivais mon goût, je saurais où buter (4):
Mais j'ai les miens, la cour, le peuple à contenter.
Malherbe là-dessus: Contenter tout le monde!
Ecoutez ce récit avant que je réponde.

J'ai lu dans quelque endroit qu'un meunier et son fils,
L'un vieillard, l'autre enfant, non pas des plus petits,
Mais garçon de quinze ans, si j'ai bonne mémoire,
Allaient vendre leur âne un certain jour de foire.
Afin qu'il fût plus frais et de meilleur débit,
On lui lia les pieds, on vous le suspendit;
Puis cet homme et son fils le portent comme un lustre.
Pauvres gens! idiots! couple ignorant et rustre!
Le premier qui les vit de rire s'éclata (5):
Quelle farce, dit-il, vont jouer ces gens-là?
Le plus ane des trois n'est pas celui qu'on pense
Le meunier, à ces mots, connaît son ignorance :
Il met sur pied sa bète, et la fait détaler.
L'âne, qui goûtait fort l'autre façon d'aller,

Horace, célèbre poëte latin du siècle d'Auguste.
On sait qu'Apollon est le dieu de la poésie.
Latinisme, pour qui devez tout connaître.
Où buter, à quel but tendre.

On ne dirait plus s'éclater, mais éclater de rire. La première expression semble toutefois avoir plus de force que l'autre.

(6) Le plus âne, etc. Ce vers est devenu proverbe.

S'en plaint en son patois. Le meunier n'en a cure (1);
Il fait monter son fils, il suit; et d'aventure

Passent trois bons marchands. Cet objet leur déplut.
Le plus vieux au garçon s'écria tant qu'il put:
Oh là! oh! descendez que l'on ne vous le dise,
Jeune homme, qui meñez laquais à barbe grise!
C'était à vous de suivre, au vieillard de monter.
Messieurs, dit le meunier, il vous faut contenter.
L'enfant met pied à terre, et puis le vieillard monte;
Quand trois filles passant, l'une dit : C'est grand'honté
Qu'il faille voir ainsi clocher (2) ce jeune fils;
Tandis que ce nigaud, comme un évèque assis,
Fait le veau sur son àne, et pense ètre bien sage.
Il n'est, dit le meunier, plus de veaux à mon âge :
Passez votre chemin, la fille, et m'en croyez.
Après maints quolibets, coup sur coup renvoyés,
L'homme crut avoir tort, et mit son fils en croupe.
Au bout de trente pas, une troisième troupe
Trouve encore à gloser. L'un dit: Ces gens sont fous!
Le baudet n'en peut plus : il mourra sous leurs coups.
Eh quoi! charger ainsi cette pauvre bourrique!
N'ont-ils point de pitié de leur vieux domestique?
Sans doute qu'à la foire ils vont vendre sa peau.
Parbleu! dit le meunier, est bien fou du cerveau
Qui prétend contenter tout le monde et son père (3).
Essayons toutefois si par quelque manière
Nous en viendrons à bout. Ils descendent tous deux.
L'âne, se prélassant (4), marche seul devant eux.
Un quidam (5) les rencontre, et dit: Est-ce la mode
Que baudet aille à l'aise, et meunier s'incommode?
Qui de l'âne ou du maître est fait pour se lasser?
Je conseille à ces gens de le faire enchâsser.
Ils usent leurs souliers, et conservent leur âne!
Nicolas, au rebours; car, quand il va voir Jeanne,

(1) Cure, souci, du mot latin cura.

Clocher, marcher avec peine.

Qui prétend contenter, etc. Autre proverbe d'une application très-commune.

(4) Se prélasser, marcher avec dignité en se donnant des airs de prélat. Rabelais avait employé ce verbe avant la Fontaine.

(5) Ce mot se prononce kidam.

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