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Mais vous naissez le plus souvent

Sur les humides bords des royaumes du vent.
La nature envers vous me semble bien injuste (1).
Votre compassion, lui répondit l'arbuste,

Part d'un bon naturel; mais quittez ce souci:

Les vents me sont moins qu'à vous redoutables;
Je plie, et ne romps pas. Vous avez jusqu'ici
Contre leurs coups épouvantables
Résisté (2) sans courber le dos;

Mais attendons la fin. Comme il disait ces mots,
Au bout de l'horizon accourt avec furie
Le plus terrible des enfants

Que le Nord eût portés jusque-là dans ses flancs (3).
L'arbre tient bon, le roseau plie.

Le vent redouble ses efforts,

Et fait si bien qu'il déracine

Celui de qui la tête au ciel était voisine (4),
Et dont les pieds touchaient à l'empire des morts (5).

(1) Tout ce petit discours est plein d'une pitié insultante pour le fond, et de la plus riche poésie pour la forme.

(2) Résister contre leurs coups est peut-être peu conforme à la grammaire; mais cela est plus énergique que résister à... (3) « La Fontaine décrit l'orage avec la pompe de style que le chêne a employée en parlant de lui-même. «< (Chamfort.) (4) Voisine au ciel, latinisme, pour: voisine du ciel. (5) Image grandiose imitée de Virgile. (Géorg., 11, 292.)

FIN DU LIVRE PREMIER

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Un chat nommé Rodilardus (1)
Faisait des rats telle déconfiture (2),
Que l'on n'en voyait presque plus,
Tant il en avait mis dedans (3) la sépulture.
Le peu qu'il en restait, n'osant quitter son trou,
Ne trouvait à manger que le quart de son soul;
Et Rodilard passait, chez la gent misérable,

Non pour un chat, mais pour un diable.
Or un jour qu'au haut et au loin

Le galant alla chercher femme,

(1) Nom composé de deux mots latins, qui signifie rongelard. (2) Déconfiture, destruction. Ce mot n'est plus usité que dans le langage familier, pour exprimer les désastres des spéculateurs.

(3) Dedans était alors préposition.

Pendant tout le sabbat qu'il fit avec sa dame,
Le demeurant des rats tint chapitre (1) en un coin
Sur la nécessité présente.

Dès l'abord, leur doyen, personne fort prudente,
Opina qu'il fallait, et plus tôt que plus tard,
Attacher un grelot au cou de Rodilard;

Qu'ainsi, quand il irait en guerre,

De sa marche avertis, ils s'enfuiraient sous terre;
Qu'il n'y savait que ce moyen.

Chacun fut de l'avis de monsieur le doyen:
Chose ne leur parut à tous plus salutaire.
La difficulté fut d'attacher le grelot.

L'un dit: Je n'y vas point, je ne suis pas si sot;.
L'autre Je ne saurais. Si bien que sans rien faire
On se quitta. J'ai maints chapitres vus (2)
Qui pour néant se sont ainsi tenus;

Chapitres, non de rats, mais chapitres de moines;
Voire (3) chapitres de chanoines.

Ne faut-il que délibérer,

La cour en conseillers foisonne ;
Est-il besoin d'exécuter,

L'on ne rencontre plus personne.

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(1) Chapitre. Proprement assemblée de religieux. — Tenir chapitre, s'assembler.

(2) Chapitres se trouve ici le complément de j'ai, et vus se rapporte à chapitres. Cette construction n'est plus usitée, et l'inversion n'empêche pas le participe d'être invariable. (3) Voire, vieux mot qui signifie même.

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Le Loup plaidant contre le Renard
par-devant le Singe.

Un loup disait que l'on l'avait volé :
Un renard son voisin, d'assez mauvaise vie,
Pour ce prétendu vol par lui fut appelé.
Devant le singe il fut plaide,

Non point par avocats, mais par chaque partie.
Thémis (1) n'avait point travaille,
De mémoire de singe, a fait plus embrouillé.
Le magistrat suait en son lit de justice (2).
Après qu'on eut bien contesté,
Répliqué, crié, tempêté,.

Le juge, instruit de leur malice,

Leur dit: Je vous connais de longtemps, mes amis, Et tous deux vous pairez l'amende :

Car toi, loup, tu te plains, quoiqu'on ne t'ait rien pris; Et toi, renard, as pris ce que l'on te demande.

Déesse de la justice.

Lit de justice, c'est-à-dire ici tribunal. Proprement, lit de justice signifie une séance solennelle du roi de France au parlement pour délibérer sur une affaire importante.

Le juge prétendait qu'à tort et à travers
On ne saurait manquer, condamnant un pervers (1).

Quelques personnes de bon sens ont cru que l'impossibilité et la contradiction qui est dans le jugement de ce singe était une chose à censurer: mais je ne m'en suis servi qu'après Phèdre; et c'est en cela que consiste le bon mot, selon mon avis.

(Note de la Fontaine.)

III

Les deux Taureaux et la Grenouille.

Deux taureaux combattaient à qui possèderait
Une génisse avec l'empire.
Une grenouille en soupirait.
Qu'avez-vous? se mit à lui dire
Quelqu'un du peuple coassant (2).
Eh! ne voyez-vous pas, dit-elle,
Que la fin de cette querelle

Sera l'exil de l'un; que l'autre, le chassant,
Le fera renoncer aux campagnes fleuries?
Il ne règnera plus sur l'herbe des prairies,
Viendra dans nos marais régner sur les roseaux (3);
Et, nous foulant aux pieds jusques au fond des eaux,
Tantôt l'une, et puis l'autre, il faudra qu'on pâtisse
Du combat qu'a causé madame (4) la génisse.
Cette crainte était de bon sens.

L'un des taureaux en leur demeure
S'alla cacher à leurs dépens.

Il en écrasait vingt par heure.

(1) Il ne faudrait pas prendre cette maxime trop à la lettre ; on pourrait la trouver fausse.

Ce peuple coassant est le peuple des grenouilles.

«Voici encore un exemple de l'artifice et du naturel avec lequel la Fontaine passe du ton le plus simple à celui de la haute poésie. Avec quelle grâce il revient au style familier dans les vers suivants! » (Chamfort.)

(4) Madame. Ce titre est donné ici à la génisse par ironie.

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