Page images
PDF
EPUB
[ocr errors]

Il trouva son sujet plein de récits tout nus.
Les parents de l'athlète étaient gens inconnus;
Son père, un bon bourgeois; lui, sans autre mérite :
Matière infertile et petite.

Le poëte d'abord parla de son héros.

Après en avoir dit ce qu'il en pouvait dire,
Il se jette à côté, se met sur le propos

De Castor et Pollux (1); ne manque pas d'écrire
Que leur exemple était aux lutteurs glorieux;
Elève leurs combats, spécifiant les lieux
Où ces frères s'étaient signalés davantage :
Enfin l'éloge de ces dieux

Faisait les deux tiers de l'ouvrage.

L'athlète avait promis d'en payer un talent (2);
Mais, quand il le vit, le galant
N'en donna que le tiers, et dit fort franchement
Que Castor et Pollux acquittassent le reste.
Faites-vous contenter par ce couple céleste.
Je vous veux traiter cependant:

Venez souper chez moi, nous ferons bonne vie.
Les conviés sont gens choisis,

Mes parents, mes meilleurs amis.
Soyez donc de la compagnie.

Simonide promit. Peut-être qu'il eut peur
De perdre, outre son dû, le gré de sa louange (3).
Il vient: l'on festine, l'on mange.
Chacun étant en belle humeur,

Un domestique accourt l'avertir qu'à la porte
Deux hommes demandaient à le voir promptement.
Il sort de table, et la cohorte

N'en perd pas un seul coup de dent.
Ces deux homines étaient les gémeaux de l'éloge.
Tous deux lui rendent grâces; et, pour prix de ses vers,
Ils l'avertissent qu'il déloge,

Et que cette maison va tomber à l'envers.
La prédiction en fut vraie.

Un pilier manque, et le plafond,

Ne trouvant plus rien qui l'étaie,

(1) Frères jumeaux, demi-dieux de la Fable, et protecteurs des athlètes. It forment au ciel la constellation des Gémeaux. (2) Monnaie attique valant 5216 fr. 65 cent.

(3) Le gré, c'est-à-dire l'agrément de sa louange.

Tombe sur le festin, brise plats et flacons,
N'en fait pas moins aux échansons.

Ce ne fut pas le pis: car, pour rendre complète
La vengeance due au poëte,

Une poutre cassa les jambes à l'athlète,
Et renvoya les conviés

Pour la plupart estropiés.

La renommée eut soin de publier l'affaire;
Chacun cria: Miracle! On doubla le salaire
Que méritaient les vers d'un homme aimé des dieux.
Ils n'était fils de bonne mère

Qui, les payant à qui mieux mieux,
Pour ses ancêtres n'en fit faire.

Je reviens à mon texte, et dis premièrement
Qu'on ne saurait manquer de louer largement
Les dieux et leurs pareils; de plus que Melpomene,
Souvent, sans déroger, trafique de sa peine;
Enfin qu'on doit tenir notre art en quelque prix.
Les grands se font honneur dès lorsqu'ils nous font grâce.
Jadis l'Olympe et le Parnasse
Etaient frères et bons amis.

XV

La Mort et le Malheureux.

Un malheureux appelait tous les jours
La mort à son secours.

O Mort! lui disait-il, que tu me sembles belle!
Viens vite! viens finir ma fortune cruelle !
La mort crut, en venant, l'obliger en effet.
Elle frappe à sa porte, elle entre, elle se montre.
Que vois-je! cria-t-il; ôtez-moi cet objet!
Qu'il est hideux! que sa rencontre
Me cause d'horreur et d'effroi!

N'approche pas, ô Mort! ò Mort, retire-toi!

Mécénas (1) fut un galant homme,

Il a dit quelque part: Qu'on me rende impotent, Cul-de-jatte, goutteux, manchot, pourvu qu'en somme Je vive, c'est assez, je suis plus que content.

Ne viens jamais, o Mort! on t'en dit tout autant (2). Ce sujet a été traité d'une autre façon par Ésope, comme la fable suivante le fera voir. Je composai celle-ci pour une raison qui me Contraignait de rendre la chose ainsi générale. Mais quelqu'un me fit connaitre que j'eusse beaucoup mieux fait de suivre mon original, et que je laissais passer un des plus beaux traits qui fût dans Esope Cela n'obligea d'y avoir recours. Nous ne saurions alter plus avant que les anciens : ils ne nous ont laissé pour notre part que la gloire de les bien suivre. Je joins toutefois ma fable à celle d'Esope, non que la mienne le mérite, mais à cause du mot de Mécénas que j'y fais entrer, et qui est si beau et si à propos, que je n'ai pas cru le devoir omettre.

[graphic][merged small][merged small]

Un pauvre bûcheron tout couvert de ramée,
Sous le faix d'un fagot aussi bien que des ans,

(2) Mécène, favori d'Auguste, ami de Virgile et d'Horace.

Les paroles de Mécène que traduit ici la Fontaine sont citées par Sénèque, qui les regarde comme « un monument odieux de la crainte la plus folle», lettre 101e. Elles expriment le sentiment le plus naturel à l'homme, l'amour de la vie; mais elles ne sont pas si belles que le prétend la Fontaine. Nous devons user de la vie de manière à être toujours prêts à la quitter.

Gémissant et courbé, marchait à pas pesants,
Et tâchait de gagner sa chaumine enfumée (1).
Enfin, n'en pouvant plus d'effort et de douleur,
Il met bas son fagot, il songe à son malheur.
Quel plaisir a-t-il eu depuis qu'il est au monde?
En est-il un plus pauvre en la machine ronde (2)?
Point de pain quelquefois, et jamais de repos :
Sa femme, ses enfants, les soldats, les impôts,
Le créancier et la corvée (3),

Lui font d'un malheureux la peinture achevée.
Il appelle la mort. Elle vient sans tarder,
Lui demande ce qu'il faut faire.
C'est, dit-il, afin de m'aider

A recharger cé bois; tu ne tarderas guère (4).

Le trépas vient tout guérir;

Mais ne bougeons d'où nous sommes :
PLUTÔT SOUFFRIR QUE MOURIR,

C'est la devise des hommes (5).

(1) Ces quatre vers sont pleins de poésie, d'harmonie, de vérité.

(2) En la machine ronde, sur la terre.

(3).Corvée, travail que l'Etat ou les seigneurs exigeaient comme une redevance.

.

(4) C'est-à-dire cela ne te causera guère de retard. C'est le non est mora longa d'Horace, livre I, ode 23.

(5) Boileau et J.-B. Rousseau, qui ont refait cette fable, sont restés bien au-dessous de la Fontaine.

[graphic][merged small][merged small]

Compère (1) le renard se mit un jour en frais,
Et retint à dîner (2) commère la cigogne.
Ce régal fut petit et sans beaucoup d'apprêts.
Le galant, pour toute besogne (3),

Avait un brouet clair; il vivait chichement.
Ce brouet fut par lui servi sur une assiette:
La cicogne au long bec n'en put attraper miette;
Et le drôle eut lapé (4) le tout en un moment.
Pour se venger de cette tromperie,

A quelque temps de là la cigogne le prie.
Volontiers, lui dit-il; car avec mes amis
Je ne fais point cérémonie.

A l'heure dite, il courut au logis

(1) Compère, commère, sont des titres qui supposent une familiarité affectueuse.

(2) Et retint à dîner. « Le renard fait les avances, ce qui rend l'affront fait à la cigogne plus piquant. » (Batteux.) (3) Pour toute besogne, c'est-à-dire pour tout mets.

« Laper, boire en tirant avec sa langue. Il se dit de quelques quadrupèdes, et particulièrement du chien. »(Acad.)

« PreviousContinue »