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La raison du plus fort est toujours la meilleure (1). Nous l'allons montrer tout à l'heure.

Un agneau se désaltérait

Dans le courant d'une onde pure.

Un loup survint à jeun, qui cherchait aventure,
Et que la faim en ces lieux attirait.
Qui te rend si hardi de troubler mon breuvage?
Dit cet animal plein de rage:
Tu seras châtié de ta témérité (2).

Sire, répond l'agneau, que Votre Majesté
Ne se mette pas en colère;
Mais plutôt qu'elle considére
Que je me vas désaltérant

Dans le courant

(1) C'est-à-dire la plus heureuse, celle qui l'emporte bon gré, mal gré. Ainsi entendue, cette pensée n'a plus rien de choquant.

(2) Tu seras châtié, etc. Le bon droit de l'agneau et l'injustice du loup se montrent dès le commencement.

Plus de vingt pas au-dessous d'elle;
Et que, par conséquent, en aucune façon
Je ne puis troubler sa boisson (1).
Tu la troubles! reprit cette bète cruelle;
Et je sais que de moi tu médis l'an passé.
Comment l'aurais-je fait, si je n'étais pas né ?
Reprit l'agneau; je tette encor ma mère.
Si ce n'est toi, c'est donc ton frère.

-

Je n'en ai point. C'est donc quelqu'un des tiens,
Car vous ne m'épargnez guère,

Vous, vos bergers et vos chiens :
On me l'a dit. Il faut que je me venge.
Là-dessus au fond des forêts

Le loup l'emporte, et puis le mange,
Sans autre forme de procès (2).

XI

L'Homme et son Image.

POUR M. LE DUC DE LA ROCHEFOUCAULD (3)

Un homme qui s'aimait sans avoir de rivaux Passait dans son esprit pour le plus beau du monde. Il accusait toujours les miroirs d'ètre faux (4), Vivant plus que content dans son erreur profonde. Afin de le guérir, le sort officieux

Présentait partout à ses yeux

(1) Je ne puis troubler sa boisson. L'agneau parle avec calme, parce qu'il est innocent. Le loup parle avec violence, parce qu'il est dans son tort. Son langage est sans suite, parce que la passion ne raisonne pas.

(2) Cette fable est un petit chef-d'œuvre.

(3) Ami et protecteur de la Fontaine, né en 1613, mort en 1680. Il est connu dans les lettres par un livre intitulé Maximes et Réflexions morales, dont il est parlé dans les derniers vers de cette fable.

(4) Il accusait, etc. Cela n'est guère possible, car il ne se connaissait que par les miroirs.

Les conseillers muets (1) dont se servent nos dames; Miroirs dans les logis, miroirs chez les marchands, Miroirs aux poches des galants,

Miroirs aux ceintures des femmes.

Que fait notre Narcisse (2)? Il se va confiner
Aux lieux les plus cachés qu'il peut s'imaginer,
N'osant plus des miroirs éprouver l'aventure.
Mais un canal formé par une source pure
Se trouve en ces lieux écartés :
Il se voit, il se fàche, et ses yeux irrités
Pensent apercevoir une chimère vaine (3).
Il fait tout ce qu'il peut pour éviter cette eau.
Mais quoi le canal est si beau,

Qu'il ne le quitte qu'avec peine.

On voit bien où je veux venir. Je parle à tous; et cette erreur extrême Est un mal que chacun se plait d'entretenir. Notre âme, c'est cet homme amoureux de lui-même; Tant de miroirs, ce sont les sottises d'autrui, Miroirs, de nos défauts les peintres légitimes; Et quant au canal, c'est celui

Que chacun sait, le livre des Maximes (4).

XII

Le Dragon à plusieurs têtes et le Dragon à plusieurs queues.

Un envoyé du Grand Seigneur (5)

Préférait, dit l'histoire, un jour chez l'Empereur (6),

(1) Ces conseillers muets sentent un peu le langage des précieuses.

(2) Narcisse, personnage mythologique, qui mourut pour s'être trop épris de son image qu'il voyait dans l'eau. Par suite on appelle ainsi tout homme infatué de sa beauté.

(3) Chimère, objet imaginaire et qui n'a rien de réel. (4) Allégorie froide et embrouillée.

Grand Seigneur. On appelle ainsi l'empereur ou sultan des Turcs.

(6) L'Empereur. Titre particulier alors et longtemps encore, après au souverain de l'Allemagne.

Les forces de son maître à celles de l'Empire.
Un Allemand se mit à dire :
Notre prince a des dépendants
Qui de leur chef sont si puissants,

Que chacun d'eux pourrait soudoyer une armée.
Le chiaoux (1), homme de sens,

Lui dit: Je sais par renommée

Ce que chaque électeur (2) peut de monde fournir;
Et cela me fait souvenir

D'une aventure étrange, et qui pourtant est vraie.
J'étais en un lieu sûr, lorsque je vis passer
Les cent tètes d'une hydre (3) au travers d'une haie.
Mon sang commence à se glacer;

Et je crois qu'à moins on s'effraie.
Je n'en eus toutefois que la peur sans le mal;
Jamais le corps de l'animal

Ne put venir vers moi ni trouver d'ouverture.
Je rêvais à cette aventure,

Quand un autre dragon, qui n'avait qu'un seul chef
Et bien plus qu'une queue à passer se présente.
Me voilà saisi derechef

D'étonnement et d'épouvante.

Ce chef passe, et le corps, et chaque queue aussi :
Rien ne les empêcha, l'un fit chemin à l'autre.
Je soutiens qu'il en est ainsi

De votre empereur et du nôtre (4).

(1)« Corruption du mot tchaouch. Les tchaouchs sont des espèces de messagers d'Etat ou d'envoyés du tchaouch-bacha, qui portent les armes du Grand Seigneur, ou introduisent en sa présence les ambassadeurs. » (Walckenaer.)

(2) On appelait électeurs des princes confédérés de l'Allemagne, obligés, en cas de guerre, de fournir un contingent d'hommes. Ce nom leur vient du privilége qu'ils avaient d'élire l'Empereur.

(3) Hydre, nom du serpent fabuleux tué par Hercule dans les marais de Lerne.

(4) Ce récit n'est pas une fable, mais une petite histoire allégorique.

XIII

Les Voleurs et L'Ane.

Pour un àne enlevé deux voleurs se battaient :
L'un voulait le garder, l'autre le voulait vendre.
Tandis que coups de poing trottaient,
Et que nos champions songeaient à se défendre,
Arrive un troisième larron,
Qui saisit maître Aliboron (1).

L'âne, c'est quelquefois une pauvre province:
Les voleurs sont tel et tel prince,
Comme le Transylvain, le Turc et le Hongrois.
Au lieu de deux, j'en ai rencontré trois :
Il est assez de cette marchandise.

De nul d'eux n'est souvent la province conquise:
Un quart (2) voleur survient, qui les accorde net
En se saisissant du brudet.

XIV

Simonide préservé par les Dieux.

La louange chatouille et gagne les esprits :
Voyons comme les dieux l'ont quelquefois payée.
Simonide (3) avait entrepris
L'éloge d'un athlète; et, la chose essayée,

(1) Il paraît qu'un avocat plaidant en latin s'écria un jour: Nulla ratio habenda est istorum aliborum. On ne doit pas tenir compte de ces alibi. Aliborum est un barbarisme; on appela depuis cet avocat maitre aliborum, pour marquer son ignorance; de là ce nom est passé naturellement à l'âne.

(2) Un quart, c'est-à-dire un quatrième. Cette expression était déjà vieillie en ce sens du temps de la Fontaine.

(3) Poëte élégiaque grec dont il reste seulement quelques fragments. Il naquit dans l'ile de Céos, l'an 558 avant J.-C., et mourut l'an 468.

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