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VII

La Besace.

Jupiter (1) dit un jour : Que tout ce qui respire
S'en vienne comparaitre aux pieds de ma grandeur (2).
Si dans son composé quelqu'un trouve à redire,
Il peut le déclarer sans peur;

Je mettrai remède à la chose.

Venez, singe; parlez le premier, et pour cause.
Voyez ces animaux, faites comparaison

De leurs beautés avec les vôtres.

Êtes-vous satisfait? Moi! dit-il; pourquoi non?
N'ai-je pas quatre pieds aussi bien que les autres (3)?
Mon portrait jusqu'ici ne m'a rien reproché :
Mais pour mon frère l'ours, on ne l'a qu'ébauché;
Jamais, s'il me veut croire, il ne se fera peindre.
L'ours venant là-dessus, on crut qu'il s'allait plaindre.
Tant sans faut de sa forme il se loua très-fort;
Glosa (4) sur l'éléphant, dit qu'on pourrait encor
Ajouter à sa queue, ôter à ses oreilles;

Que c'était une masse informe et sans beauté.
L'éléphant étant écouté,

Tout sage qu'il était, dit des choses pareilles :
Il jugea qu'à son appétit (5)

Dame baleine était trop grosse.

Dame fourmi trouva le ciron (6) trop petit,
Se croyant, pour elle, un colosse.
Jupin (7) les renvoya s'étant censurés tous,

(1) Le roi des dieux du paganisme. Il était fils de Saturne et de Rhée.

(2) Début solennel et bien convenable dans la bouche du maître des dieux.

(3) Réponse d'une malice plaisante: comme s'il suffisait d'avoir quatre pieds pour être parfait!

(4) Trouva à redire.

C'est-à-dire à son gré.

Animal d'une petitesse extrême.

Le même que Jupiter, mais d'un emploi plus familier.

Du reste, contents d'eux. Mais, parmi les plus fous, Notre espèce excella; car tout ce que nous sommes, Lynx (1) envers nos pareils, et taupes envers nous, Nous nous pardonnons tout,et rien aux autres hommes: On se voit d'un autre œil qu'on ne voit son prochain.

Le fabricateur souverain

Nous créa besaciers (2) tous de même manière,
Tant ceux du temps passé que du temps d'aujourd'hui:
Il fit pour nos défauts la poche de derrière,
Et celle de devant pour les défauts d'autrui.

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Une hirondelle en ses voyages Avait beaucoup appris. Quiconque a beaucoup vu Peut avoir beaucoup retenu.

Celle-ci prévoyait jusqu'aux moindres orages,

(1) Le lynx est le plus clairvoyant des animaux, et la taupe est presque aveugle.

(2) Mot créé par la Fontaine, et d'un sens clair.

Et, devant qu'ils (1) fussent éclos,
Les annonçait aux matelots.

Il arriva qu'au temps que la chanvre (2) se sème,
Elle vit un manant (3) en couvrir maints sillons.
Ceci ne me plaît pas, dit-elle aux oisillons :

Je vous plains; car, pour moi, dans ce péril extrême
Je saurai m'éloigner, ou vivre en quelque coin.
Voyez-vous cette main qui par les airs chemine?
Un jour viendra, qui n'est pas loin,

Que ce qu'elle répand sera votre ruine.
De là naîtront engins (4) à vous envelopper,
Et lacets pour vous attraper,
Enfin mainte et mainte machine
Qui causera dans la saison
Votre mort ou votre prison:
Gare la cage ou le chaudron!
C'est pourquoi, leur dit l'hirondelle,
Mangez ce grain, et croyez-moi.
Les oiseaux se moquèrent d'elle:

Ils trouvaient aux champs trop de quoi (5).
Quand la chènevière (6) fut verte,
L'hirondelle leur dit: Arrachez brin à brin
Ce qu'a produit ce maudit grain,
Ou soyez sûrs de votre perte.
Prophète de malheur! babillarde! dit-on,
Le bel emploi que tu nous donnes!
Il nous faudrait mille personnes
Pour éplucher tout ce canton.

La chanvre étant tout à fait crue: L'hirondelle ajouta : Ceci ne va pas bien; Mauvaise graîne est tôt venue.

Mais, puisque jusqu'ici l'on ne m'a crue en rien,

(1) Devant que n'est plus français, et avait déjà vieilli du temps de la Fontaine; mais c'est à dessein que le fabuliste recourt à ces vieux idiotismes, qui donnent à son style un air d'aimable négligence.

(2) Chanvre était autrefois masculin et féminin. (3) Ce mot, qui ne signifiait que paysan, est aujourd'hui un terme de mépris, et désigne un homme grossier et mal élevé.

(4) Vieux mot qui signifie piéges.

Trop abondamment de quoi se nourrir.
Champ où l'on a semé du chanvre.

Dès que vous verrez que la terre
Sera couverte, et qu'à leurs blés
Les gens n'étant plus occupés
Feront aux oisillons la guerre ;
Quand reginglettes (1) et réseaux
Attraperout petits oiseaux,

Ne volez plus de place en place,
Demeurez au logis, ou changez de climat :
Imitez le canard, la grue et la bécasse.
Mais vous n'êtes pas en état

De passer, comme nous, les déserts et les ondes,
Ni d'aller chercher d'autres mondes;
C'est pourquoi vous n'avez qu'un parti qui soit sûr,
C'est de vous renfermer au trou de quelque mur.
Les oisillons, las de l'entendre,
Se mirent à jaser aussi confusément

Que faisaient les Troyens quand la pauvre Cassandre (2)
Ouvrait la bouche seulement.

Il en prit aux uns comme aux autres (3): Maint oisillon se vit esclave retenu.

Nous n'écoutons d'instincts que ceux qui sont les nôtres, Et ne croyons le mal que quand il est venu.

IX

Le Rat de ville et le Rat des champs (4).

Autrefois le rat de ville

Invita le rat des champs,

Machine à prendre les oiseaux.

(2) Fille de Priam, prédit les malheurs de Troie, et ne fut crue de personne.

(3) Il en prit, c'est-à-dire il en arriva.

(4) Horace avait traité le même sujet Sat. 6 du liv. II, v. 80. La Fontaine n'a pas voulu lutter contre un tel modèle, et, après le tableau achevé du poëte latin, il s'est contenté de faire une simple esquisse.

D'uue façon fort civile,
A des reliefs (1) d'ortolans.

Sur un tapis de Turquie
Le couvert se trouva mis.
Je laisse à penser la vie
Que firent ces deux amis.

Le régal fut fort honnète:
Rien ne manquait au festin;
Mais quelqu'un troubla la fete
Pendant qu'ils étaient en train.

A la porte de la salle

Ils entendirent du bruit :
Le rat de ville détale (2);
Son camarade le suit.

Le bruit cesse, on se retire:
Rats en campagne aussitôt;
Et le citadin de dire:
Achevons tout notre rôt.

C'est assez, dit le rustique (3);
Demain vous viendrez chez moi.
Ce n'est pas que je me pique
De tous vos festins de roi;

Mais rien ne vient m'interrompre :
Je mange tout à loisir.

Adieu donc. Fi du plaisir

Que la crainte peut corrompre!

(1) Reliefs. Voyez sur ce mot la note 5 de la page 39. (2) Détale, c'est-à-dire s'en va précipitamment.

(3) Le rustique, c'est-à-dire le paysan. Ce mot n'est plus qu'adjectif.

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