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Et, pour montrer sa belle voix,

Il ouvre un large bec, laisse tomber sa proie (1).
Le renard s'en saisit, et dit: Mon bon Monsieur,
Apprenez que tout flatteur (2)

Vit aux dépens de celui qui l'écoute:

Cette leçon vaut bien un fromage, sans doute (3). Le corbeau, honteux et confus,

Jura, mais un peu tard, qu'on ne l'y prendrait plus (4).

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La Grenouille qui veut se faire aussi grosse que le Bœuf.

Une grenouille vit un bœuf

Qui lui sembla de belle taille.

(1) « Ce vers est admirable; l'harmonie seule en fait image. Je vois un grand vilain bec ouvert, j'entends tomber le fromage à travers les branches. » (J.-J. Rousseau.)

(2) Flatteur ne rime pas avec monsieur. La rime, se compo sant de deux sons semblablés, s'adresse avant tout à l'oreille. La rime qui n'est que pour les yeux n'est pas une rime.

(3) « Il est plaisant de mettre la morale dans la bouche de celui qui profite de la sottise. » (Chamfort.)

(4) La conséquence qu'on peut tirer de cette fable n'est pas plus dangereuse que celle de la précédente; car tout le monde rit du corbeau qui se laisse tromper, sans faire plus de cas du renard. » (Ch. Nodier.).

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Elle, qui n'était pas grosse en tout comme un œuf,
Envieuse, s'étend, et s'enfle, et se travaille (1)
Pour égaler l'animal en grosseur;

Disant Regardez bien, ma sœur;

Est-ce assez? dites-moi; n'y suis-je point encore?
Nenni.-M'y voici donc?- Point du tout.

-M'y voilà (2)?
Vous n'en approchez point. La chétive pécore
S'enfla si bien qu'elle creva.

Le monde est plein de gens qui ne sont pas plus sages:
Tout bourgeois veut bâtir comme les grands seigneurs;
Tout petit prince a des ambassadeurs;
Tout marquis veut avoir des pages.

IV

Les deux Mulets.

Deux mulets cheminaient, l'un d'avoine chargé,
L'autre portant l'argent de la gabelle (3).
Celui-ci, glorieux d'une charge si belle,
N'eût voulu pour beaucoup en être soulagé.
Il marchait d'un pas relevé,

Et faisait sonner sa sonnette (4);
Quand l'ennemi se présentant,
Comme il en voulait à l'argent,

Sur le mulet du fisc (5) une troupe se jette,
Le saisit au frein et l'arrète.

Le mulet, en se défendant,

Se sent percer de coups; il gémit, il soupire..
Est-ce donc là, dit-il, ce qu'on m'avait promis?
Ce mulet qui me suit du danger se retire,

(1) Remarquez la gradation pittoresque de ce vers

C'est à Horace que la Fontaine doit ce dialogue plein de naturel et de vivacité.

(3) Mot par lequel on désignait autrefois l'impôt sur le sel. (4) Vers heureux d'harmonie imitative.

(5) Proprement le trésor du prince, et par suite le trésor public.

Et moi j'y tombe et je péris!
Ami, lui dit son camarade,

Il n'est pas toujours bon d'avoir un haut emploi:
Si tu n'avais servi qu'un meunier, comme moi,
Tu ne serais pas si malade.

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Un loup n'avait que les os et la peau,

Tant les chiens faisaient bonne garde.

Ce loup rencontre un dogue aussi puissant que beau,
Gras, poli (1), qui s'était fourvoyé (2) par mégarde.
L'attaquer, le mettre en quartiers,

Sire loup l'eût fait volontiers;
Mais il fallait livrer bataille,
Et le mâtin était de taille
A se défendre hardiment.

Le loup donc l'aborde humblement,
Entre en propos, et lui fait compliment
Sur son embonpoint, qu'il admire.
Il ne tiendra qu'à vous, beau sire,

(1) Poli est pris ici dans le sens propre, et veut dire : qui a le poil lisse, qui est luisant de graisse.

(2) Egaré.

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D'ètre aussi gras que moi, lui repartit le chien.
Quittez les bois, vous ferez bien :
Vos pareils y sont misérables,

Cancres, hères (1) et pauvres diables,

Dont la condition est de mourir de faim.

Car, quoi! rien d'assuré! point de franche lippée (2)!
Tout à la pointe de l'épée (3)!

Suivez-moi, vous aurez un bien meilleur destin.
Le loup reprit: Que me faudra-t-il faire?
Presque rien, dit le chien: donner la chasse aux gens
Portants (4) bâtons, et mendiants;
Flatter ceux du logis, à son maître complaire :
Moyennant quoi votre salaire
Sera force reliefs (5) de toutes les façons,
Os de poulets, os de pigeons,
Sans parler de mainte caresse.

Le loup déjà se forge une félicité

Qui le fait pleurer de tendresse.

Chemin faisant il vit le cou du chien pelé.

Qu'est-ce là? lui dit-il.-Rien.-Quoi! rien!-Peu de chose.
Mais encor? Le collier dont je suis attaché
De ce que vous voyez (6) est peut-être (7) la cause.

--

(1) Cancre. « Terme de mépris ou de compassion, dont on se sert pour désigner un homme sans fortune, et qui ne peut faire ni bien ni mal à personne. Ce sens est peu usité.» (Acad.) Hère se dit par dérision d'un homme sans mérite, sans considération, sans fortune. On ne l'emploie guère que dans la locution: pauvre hère, c'est un pauvre hère. (Ibid.) Selon les ce mot vient du latin herus, maître; selon d'autres, de l'allemand herr, seigneur. C'est par antiphrase qu'en passant d'une langue dans une autre il a pris cette acception injurieuse. (2) Lippée, mot formé de notre vieux mot lippe, qui signifie lèvre, comme bouchée est formé de bouche.

uns,

(3) Tout à la pointe de l'épée ! c'est-à-dire tout est incertain. (4) Portants bâtons serait maintenant une faute. Le participe présent n'est variable qu'autant qu'il marque un état, c'est-à-dire qu'autant que de verbe il devient adjectif. Quand il marque une action, il est invariable. Cette règle ne faisait pas encore loi du temps de la Fontaine.

(5) Reliefs, restes d'un repas.

(6) De ce que vous voyez. « Il a peur de prononcer le mot.>> (Guillon.)

(7) Peut-être est plaisant. Le chien cherche à se dissimuler à lui-même la cause de son accident, qu'il connaît d'ailleurs parfaitement.

Attaché! dit le loup: vous ne courez donc pas

Où vous voulez? - Pas toujours; mais qu'importe? - Il importe si bien que de tous vos repas Je ne veux en aucune sorte,

Et ne voudrais pas mème à ce prix un trésor.
Cela dit, maître loup s'enfuit, et court encor.

VI

La Génisse, la Chèvre et la Brebis,
en société avec le Lion (1).

La génisse, la chèvre et leur sœur la brebis,
Avec un fier lion, seigneur du voisinage,
Firent société, dit-on, au temps jadis (2),
Et mirent en commun le gain et le dommage.
Dans les lacs (3) de la chèvre un cerf se trouva pris.
Vers ses associés aussitôt elle envoie.

Eux venus, le lion par ses ongles compta,
Et dit: Nous sommes quatre à partager la proie.
Puis en autant de parts le cerf il dépeça;
Prit pour lui la première en qualité de sire.
Elle doit être à moi, dit-il; et la raison,
C'est que je m'appelle lion :

A cela l'on n'a rien à dire.

La seconde par droit me doit échoir encor :
Ce droit, vous le savez, c'est le droit du plus fort.
Comme le plus vaillant je prétends la troisième.
Si quelqu'une de vous touche à la quatrième,
Je l'étranglerai tout d'abord.

(1) Cette société manque tout à fait de naturel et de vraisemblance.

(2) Jadis est mis ici comme adjectif.

(3) Lacs, qui s'écrivait autrefois laqs, vient du latin laqueus, lacet, piége. - Mais un cerf pris par une chèvre!

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