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Les sages quelquefois, ainsi que l'écrevisse,
Marchent à reculons (1), tournent le dos au port.
C'est l'art des matelots: c'est aussi l'artifice
De ceux qui, pour couvrir quelque puissant effort,
Envisagent un point directement contraire,
Et font vers ce lieu-là courir leur adversaire.
Mon sujet est petit, cet accessoire est grand:
Je pourrais l'appliquer à certain conquérant (2)
Qui tout seul déconcerte une ligue à cent têtes.
Ce qu'il n'entreprend pas, et ce qu'il entreprend,
N'est d'abord qu'un secret, puis devient des conquètes (3).
En vain l'on a les yeux sur ce qu'il veut cacher,
Ce sont arrêts du Sort qu'on ne peut empêcher:
Le torrent à la fin devient insurmontable.
Cent dieux sont impuissants contre un seul Jupiter.

(1) On sait que c'est là une erreur d'histoire naturelle. L'écrevisse ne marche pas à reculons, mais de côté.

(2) Louis XIV, qui tenait alors tête à presque toute l'Eu

rope.

(3) Vers d'un tour hardi et très-énergique. » (Ch. Nodier.)

Louis et le Destin me semblent de concert
Entraîner l'univers. Venons à notre fable.
Mère écrevisse un jour à sa fille disait:
Comme tu vas, bon dieu! ne peux-tu marcher droit?-
Et comme vous allez vous-même! dit la fille :
Puis-je autrement marcher que ne fait ma famille?
Veut-on que j'aille droit quand on y va tortu!

Elle avait raison: la vertu

De tout exemple domestique
Est universelle et s'applique

En bien, en mal, en tout, fait des sages, des sots,
Beaucoup plus de ceux-ci. Quant à tourner le dos
A son but, j'y reviens; la méthode en est bonne,
Surtout au métier de Bellone (1):
Mais il faut le faire à propos.

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L'aigle, reine des airs, avec Margot la pie,
Différentes d'humeur, de langage et d'esprit,

(1) Déesse de la guerre.

Et d'habit,

Traversaient un bout de prairie.

Le hasard les assemble en un coin détourné.
L'agace (1) eut peur; mais l'aigle, ayant fort bien dîné,
La rassure, et lui dit : Allons de compagnie :
Si le maître des dieux assez souvent s'ennuie,
Lui qui gouverne l'univers,

J'en puis bien faire autant, moi qu'on sait qui le sers.
Entretenez-moi donc, et sans cérémonie.
Caquet-bon-bec alors de jaser au plus dru,
Sur ceci, sur cela, sur tout. L'homme d'Horace (2),
Disant le bien, le mal, à travers champs, n'eut su
Ce qu'en fait de babil y savait notre agace.
Elle offre d'avertir de tout ce qui se passe,

Sautant, allant de place en place (3),
Bon espion, Dieu sait. Son offre ayant déplu,
L'aigle lui dit tout en colère :

Ne quittez point votre séjour,
Caquet-bon-bec, ma mie: adieu, je n'ai que faire
D'une babillarde à ma cour:

C'est un fort méchant caractère.
Margot ne demandait pas mieux.

Ce n'est pas ce qu'on croit que d'entrer chez les dieux:
Cet honneur a souvent de mortelles angoisses.
Rediseurs, espions, gens à l'air gracieux,
Au cœur tout différent, s'y rendent odieux,
Quoique ainsi que la pie il faille dans ces lieux
Porter habit de deux paroisses (4).

(1) Mot tiré de l'italien, la gazza, d'où la gasse, puis l'agace, c'est-à-dire la pie.

(2) Cet homme est Vulteius Mena:

Dicenda, tacenda, locutus.

(3) Vers imitatif et pittoresque.

(Ép. 7, liv. Ier.)

(4) C'est-à-dire de deux couleurs différentes; mais l'habit pour le personnage.

est ici

XII

Le Milan, le Roi et le Chasseur.

A S. A. S. M. LE PRINCE DE CONTI (1)

Comme les dieux sont bons, ils veulent que les rois
Le soient aussi (2): c'est l'indulgence
Qui fait le plus beau de leurs droits,
Non les douceurs de la vengeance.

Prince, c'est votre avis. On sait que le courroux
S'éteint en votre cœur sitôt qu'on l'y voit naître.
Achille, qui du sien ne put se rendre maître,
Fut par là moins héros que vous (3).
Ce titre n'appartient qu'à ceux d'entre les hommes
Qui, comme en l'âge d'or, font cent biens ici-bas.
Peu de grands sont nés tels en cet âge où nous sommes;
L'univers leur sait gré du mal qu'ils ne font pas (4).
Loin que vous suiviez ces exemples,
Mille actes généreux vous promettent des temples.
Apollon, citoyen de ces augustes lieux,
Prétend y célébrer votre nom sur sa lyre.

Je sais qu'on vous attend dans le palais des dieux:
Un siècle de séjour doit ici vous suffire.

Hymen veut séjourner tout un siècle chez vous (5).

(1) François-Louis, prince de la Roche-sur-Yon et de Conti, né en 1664, mort en 1701; c'était un des protecteurs de la Fontaine.

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(2) « Dieu, dit Bossuet, en donnant aux rois la puissance, leur commande d'en user, comme il fait lui-même, pour le bien du monde. >>

(3) Achille, irrité contre Agamemnon, resta dans sa tente, et retarda ainsi de plusieurs années la ruine de Troie. C'est le sujet de l'Iliade d'Homère.

(4) Montaigne avait dit déjà : Les grands me donnent prou (beaucoup) s'ils ne m'ôtent rien, et me font assez de bien quand ils ne me font pas de mal.

(5) Allusion au mariage du prince avec Marie-Thérèse de Bourbon, fille de Louis XIV.

Puissent ses plaisirs les plus doux
Vous composer des destinées

Par ce temps à peine bornées!

Et la princesse et vous n'en méritez pas moins.
J'en prends ses charmes pour témoins;
Pour témoins j'en prends les merveilles
Par qui le Ciel, pour vous prodigue en ses présents,
De qualités qui n'ont qu'en vous seul leurs pareilles
Voulut orner vos jennes ans.

Bourbon de son esprit ses graces assaisonne:
Le Ciel joignite sa personne
Ce qui sait se faire estimer
A ce qui sait se faire aimer:
Il ne m'appartient pas d'étaler votre joie;
Je me tais donc, et vais rimer
Ce que fit un oiseau de proie.

Un milan, de son nid antique possesseur,
Etant pris vif par un chasseur,

D'en faire au prince un don cet homme se propose.
La rareté du fait donnait prix à la chose.
L'oiseau, par le chasseur humblement présenté,
Si ce conte n'est apocryphe,

Va tout droit imprimer sa griffe
Sur le nez de Sa Majesté.

Quoi! sur le nez du roi? - Du roi mème en personne.
Il n'avait donc alors ni sceptre ni couronne?
Quand il en aurait eu, c'aurait été tout un :
Le nez royal fut pris comme un nez du commun.
Dire des courtisans les clameurs et la peine
Serait se consumer en efforts impuissants.
Le roi n'éclata point les cris sont indécents
A la majesté souveraine.

L'oiseau garda son poste: on ne put seulement
Håter son départ d'un moment.

Son maître le rappelle, et crie, et se tourmente
Lui présente le leurre (1) et le poing (2), mais en vain.

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(1) Morceau de cuir rouge façonné en forme d'oiseau, auquel on attache de quoi manger, et dont les fauconniers se servent pour rappeler leurs oiseaux lorsqu'ils ne reviennent pas à la réclame.» (Walckenaer.)

(2) On lui présente le poing pour qu'il vienne s'y percher.

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