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Les voilà sans crédit, sans argent, sans ressource,
Prêts à porter le bonnet vert (1).
Aucun ne leur ouvrit sa bourse.

Et le sort principal, et les gros intérêts,
Et les sergents, et les procès,
Et le créancier à la porte

Dès devant la pointe du jour,

N'occupaient le trio qu'à chercher maint détour
Pour contenter cette cohorte.

Le buisson accrochait les passants à tous coups.
Messieurs, leur disait-il, de grâce, apprenez-nous
En quel lieu sont les marchandises

Que certains gouffres nous ont prises.
Le plongeon sous les eaux s'en allait les chercher.
L'oiseau chauve-souris n'osait plus approcher
Pendant le jour nulle demeure;

Suivi de sergents à toute heure,

En des trous il s'allait cacher.

Je connais maint detteur (2) qui n'est ni souris chauve (3),
Ni buisson, ni canard, ni dans tel cas tombé;
Mais simple grand seigneur qui tous les jours se sauve
Par un escalier dérobé (4).

VIII

La Querelle des Chiens et des Chats
et celle des Chats et des Souris,

La discorde a toujours régné dans l'univers;
Notre monde en fournit mille exemples divers :

(1) Allusion à la coutume qui permettait à un débiteur insolvable de se libérer en se laissant mettre publiquement un bonnet vert sur la tête. Mais quelle invraisemblance encore ! (2) Ce mot n'est plus usité. Marot écrivait debteur.

(3) Une souris-chauve, pour une chauve-souris, est une transposition que le besoin ne saurait excuser. (4) Très-médiocre apologue.

Chez nous cette déesse a plus d'un tributaire.
Commençons par les éléments:

Vous serez étonné de voir qu'à tous moments
Ils seront appointés contraire (1).
Outre ces quatre potentats (2),
Combien d'ètres de tous états
Se font une guerre éternelle!

Autrefois un logis plein de chiens et de chats,
Par cent arrêts rendus en forme solennelle,
Vit terminer tous leurs débats.

Le maître ayant réglé leurs emplois, leurs repas,
Et menacé du fouet quiconque aurait querelle,
Ces animaux vivaient entre eux comme cousins.
Cette union si douce, et presque fraternelle,
Edifiait tous les voisins.

Enfin elle cessa. Quelque plat de potage,
Quelque os par préférence à quelqu'un d'eux donné,
Fit que l'autre parti s'en vint tout forcené
Représenter un tel outrage.

J'ai vu des chroniqueurs (3) attribuer ce cas
Aux passe-droits qu'avait une chienne en gésine (4).
Quoi qu'il en soit, cet altercas (5)

Mit en combustion la salle et la cuisine:
Chacun se déciara pour son chat, pour son chien.
On fit un règlement dont les chats se plaignirent
Et tout le quartier étourdirent.

Leur avocat disait qu'il fallait bel et bien

Recourir aux arrèts. En vain ils les cherchèrent
Dans un coin où d'abord leurs agents les cachèrent:
Les souris enfin les mangèrent.

Autre procès nouveau. Le peuple souriquois
En påtit maint vieux chat, fin, subtil et narquois,
Et d'ailleurs en voulant à toute cette race,

Les guetta, les prit, fit main basse :

(1) Appointés est un terme de barreau. Appointés contraire signifie opposés, ennemis.

Les quatre éléments, l'eau, l'air, la terre et le feu. Les chroniqueurs que le počte fait intervenir ici rehaussent l'importance du sujet.

(4) En couches.

(5) Altercation.

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Le maître du logis ne s'en trouva que mieux.

J'en reviens à mon dire. On ne voit sous les cieux
Nul animal, nul étre, aucune créature,

Qui n'ait son opposé: c'est la loi de nature.
D'en chercher la raison, ce sont soins superflus.
Dieu fit bien ce qu'il fit, et je n'en sais pas plus.

Ce que je sais, c'est qu'aux grosses paroles On en vient sur un rien plus des trois quarts du temps. Humains, il vous faudrait encore à soixante ans Renvoyer chez les barbacoles (1).

IX

Le Loup et le Renard.

D'où vient que personne en la vie (2)
N'est satisfait de son état?
Tel voudrait bien être soldat
A qui le soldat porte envie.

Certain renard voulut, dit-on,
Se faire loup. Eh! qui peut dire
Que pour le métier de mouton
Jamais aucun loup ne soupire?

Ce qui m'étonne est qu'à huit ans

Un prince (3) en fable ait mis la chose,

(1) Terme plaisant et burlesque, emprunté des Italiens, qui l'ont inventé pour désigner un maître d'école qui, pour se rendre plus vénérable à ses écoliers, porte une longue barbe: barbam colit. » (Coste.)

(2) Imitation d'Horace :

Qui fit, Maecenas, ut nemo quam sibi sortem
Seu ratio dederit, seu fors objecerit, illa
Contentus vivat?

(Sat. 1, liv, I.)

(3) Cette fable, composée en prose par Fénelon, avait servi de sujet de thème au duc de Bourgogne, à qui la Fontaine en fait un peu gratuitement honneur.

Pendant que sous mes cheveux blancs
Je fabrique à force de temps

Des vers moins sensés que sa prose.

Les traits dans sa fable semés
Ne sont en l'ouvrage du poëte
Ni tous ni si bien exprimés:
Sa louange en est plus complète.

De la chanter sur la musette,
C'est mon talent; mais je m'attends
Que mon héros, dans peu de temps,
Me fera prendre la trompette.

Je ne suis pas un grand prophète :
Cependant je lis dans les cieux
Que bientôt ses faits glorieux
Demanderont plusieurs Homères;
Et ce temps-ci n'en produit guères.
Laissant à part tous ces mystères,

Essayons de conter la fable avec succès.

Le renard dit au loup : Notre cher, pour tout mets,
J'ai souvent un vieux coq, ou de maigres poulets :
C'est une viande qui me lasse.

Tu fais meilleure chère avec moins de hasard :
J'approche des maisons; tu te tiens à l'écart.
Apprends-moi ton métier, camarade, de grâce;
Rends-moi le premier de ma race

Qui fournisse son croc de quelque mouton gras:
Tu ne me mettras point au nombre des ingrats.
Je le veux, dit le loup : il m'est mort un mien frère :
Allons prendre sa peau, tu t'en revètiras.
Il vint; et le loup dit : Voici comme il faut faire,
Si tu veux écarter les mâtins du troupeau.
Le renard, ayant pris la peau,

Répétait les leçons que lui donnait son maître.
D'abord il s'y prit mal, puis un peu mieux, puis bien;
Puis enfin il n'y manqua rien (1).

A peine il fut instruit autant qu'il pouvait l'ètre,

(1) « Modèle de gradation qui est devenu, pour ainsi dire, proverbial.» (Ch. Nodier.)

Qu'un troupeau s'approcha. Le nouveau loup y court
Et répand la terreur dans les lieux d'alentour.
Tel, vètu des armes d'Achille (1),

Patrocle mit l'alarme au camp et dans la ville.
Mères, brus et vieillards, au temple couraient tous.
L'ost (2) du peuple bèlant crut voir cinquante loups:
Chien, berger et troupeau, tout fuit vers le village,
Et laisse seulement une brebis pour gage.
Le larron s'en saisit. A quelques pas de là
Il entendit chanter un coq du voisinage.
Le disciple aussitôt droit au coq s'en alla,
Jetant bas sa robe de classe,

Oubliant les brebis, les leçons, le régent,
Et courant d'un pas diligent.

Que sert-il qu'on se contrefasse?
Prétendre ainsi changer est une illusion:
L'on reprend sa première trace
A la première occasion.

De votre esprit, que nul autre n'égale, Prince, ma muse tient tout entier ce projet : Vous m'avez donné le sujet,

Le dialogue et la morale (3)."

(1) Le plus brave des guerriers grecs au siége de Troie. Patrocle était l'ami d'Achille.

(2) L'armée.

(3) Cette fable est digné du meilleur temps de la Fontaine.

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