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Leur fait chercher fortune: elles vont en voyage
Vers les endroits du pâturage

Les moins fréquentés des humains.

Là, s'il est quelque lieu sans route et sans chemins,
Un rocher, quelque mont pendant en précipices (1),
C'est où ces dames vont promener leurs caprices.
Rien ne peut arreter cet animal grimpant.
Deux chèvres donc s'émancipant,

Toutes deux ayant patte blanche (2),
Quittèrent les bas prés, chacune de sa part:
L'une vers l'autre allait pour quelque bon hasard.
Un ruisseau se rencontre, et pour pont une planche
Deux belettes à peine auraient passé de front
Sur ce pont:

D'ailleurs l'onde rapide et le ruisseau profond
Devaient faire trembler de peur ces amazones.
Malgré tant de dangers, l'une de ces personnes
Pose un pied sur la planche, et l'autre en fait autant (3):
Je m'imagine voir, avec Louis le Grand,
Philippe Quatre qui s'avance

Dans l'ile de la Conférence (4).
Ainsi s'avançaient pas

pas,

Nez à nez nos aventurières,

Qui, toutes deux étant fort fières,

Vers le milieu du pont ne se voulurent pas
L'une à l'autre céder. Elles avaient la gloire
De compter dans leur race, à ce que dit l'histoire,
L'une certaine chèvre, au mérite sans pair,
Dont Polyphème (5) fit présent à Galatée,

(1)

Dumosa pendere procul de rupe videbo.

(Virg., Buc. I.)

(2) On se rappelle:
Montrez-moi patte blanche, ou

n'ouvrirai point. »>

(Liv. IV, fab. 12.)

(3) « Il est impossible de mieux conter et de mieux peindre.» (Ch. Nodier.)

(4) Cette île, nommée aussi l'ile des Faisans, est située sur la frontière de l'Espagne et de la France; c'est là que se tinrent les conférences pour la paix des Pyrénées et le mariage de Louis XIV.

(5) Le plus célèbre des cyclopes, à qui Ulysse creva l'œil unique, après l'avoir enivré.

Et l'autre la chèvre Almathée,
Par qui fut nourri Jupiter.

Faute de reculer leur chute fut commune :
Toutes deux tombèrent dans l'eau.

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Le vieux Chat et la jeune Souris (1).

Une jeune souris de peu d'expérience
Crut fléchir un vieux chat, implorant (2) sa clémence,
Et payant de raisons le Raminagrobis:

Laissez-moi vivre une souris

De ma taille et de ma dépense
Est-elle à charge à ce logis?
Affamerais-je, à votre avis,

L'hôte, l'hôtesse et tout leur monde ?

(1) Le duc de Bourgogne avait demandé à la Fontaine une fable de ce titre.

(2) En implorant serait plus correct.

D'un grain de blé je me nourris;
Une noix me rend toute ronde.

A présent je suis maigre; attendez quelque temps (1).
Réservez ce repas à messieurs vos enfants.
Ainsi parlait au chat la souris attrapée.

L'autre lui dit : Tu t'es trompée :

Est-ce à moi que l'on tient de semblables discours?
Tu gagnerais autant à parler à des sourds.
Chat, et vieux, pardonner! cela n'arrive guères (2).
Selon ces lois, descends là-bas,

Meurs, et va-t'en tout de ce pas
Haranguer les sœurs filandières (3):

Mes enfants trouveront assez d'autres repas.
Il tint parole. Et pour ma fable,
Voici le sens moral qui peut y convenir:

La jeunesse se flatte, et croit tout obtenir:
La vieillesse est impitoyable (4).

(1) La souris tient au chat le même langage que le petit poisson au pêcheur, et avec aussi peu de succès.

(2) Trait plaisant, excellent vers!

(3) Les Parques, qui filent nos jours.

(4) Sentence trop absolue pour être vraie.

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En pays plein de cerfs, un cerf tomba malade.
Incontinent maint camarade
Accourt à son grabat le voir, le secourir,
Le consoler du moins: multitude importune.
Eh! Messieurs, laissez-moi mourir :
Permettez qu'en forme commune

La Parque m'expédie, et finissez vos pleurs!
Point du tout les consolateurs
De ce triste devoir tout au long s'acquittèrent;
Quand il plut à Dieu s'en allèrent :
Ce ne fut pas sans boire un coup,
C'est-à-dire sans prendre un droit de pâturage.
Tout se mit à brouter les bois du voisinage.
La pitance du cerf en déchut de beaucoup.
Il ne trouva plus rien à frire (1):
D'un mal il tomba dans un pire,

(1) Rien à frire, locution proverbiale, pour rien à manger.

Et se vit réduit à la fin

A jeûner et mourir de faim.

Il en coûte à qui vous réclame,
Médecins du corps et de l'âme!

O temps! ô mœurs (1)! j'ai beau crier,
Tout le monde se fuit payer.

VII

La Chauve-Souris, le Buisson
et le Canard (2).

Le buisson, le canard et la chauve-souris,
Voyant tous trois qu'en leur pays
Ils faisaient petite fortune,

Vont trafiquer au loin et font bourse commune.
Ils avaient des comptoirs, des facteurs, des agents
Non moins soigneux qu'intelligents,
Des registres exacts de mise et de recette.
Tout allait bien; quand leur emplette,
En passant par certains endroits
Remplis d'écueils et fort étroits,
Et de trajet très-difficile,

Alla tout emballée au fond des magasins
Qui du Tartare sont voisins (3).
Notre trio poussa maint regret inutile,

Ou plutôt il n'en poussa point:
Le plus petit marchand est savant sur ce point :
Pour sauver son crédit, il faut cacher sa perte.
Celle que par malheur nos gens avaient soufferte
Ne put se réparer le cas fut découvert.

(1) Exclamation empruntée au premier discours de Cicéron contre Catilina, et devenue maintenant moins solennelle.

(2) Cette alliance, imaginée par Esope, est plus étrange encore que celle de la brebis, etc., avec le lion. Un buisson qui a des comptoirs!

(3) C'est-à-dire au fond des eaux.

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