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Marché fait, les oiseaux forgent une machine
Pour transporter la pèlerine.

Dans la gueule, en travers, on lui passe un bâton.
Serrez bien, dirent-ils, gardez de lâcher prise.
Puis chaque canard prend ce bâton par un bout.
La tortue enlevée, on s'étonne partout
De voir aller en cette guise
L'animal lent et sa maison,

Justement au milieu de l'un et de l'autre oison (1).
Miracle! criait-on: venez voir dans les nues
Passer la reine des tortues.

La reine! vraiment oui: je la suis en effet;
Ne vous en moquez point. Elle eût beaucoup mieux fait
De passer son chemin sans dire aucune chose;
Car, lâchant le bâton en desserrant les dents,
Elle tombe (2), elle crève aux pieds des regardants.
Son indiscrétion de sa perte fut cause.

Imprudence, babil, et sotte vanité,
Et vaine curiosité,

Ont ensemble étroit parentage:
Ce sont enfants tous d'un lignage.

(1) Oison est impropre. Ce mot ne se dit que du petit

d'une oie.

(2) Elle tombe, fait image et peint la chose aux yeux.

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Il n'était point d'étang dans tout le voisinage
Qu'un cormoran n'eût mis à contribution:
Viviers et réservoirs lui payaient pension.
Sa cuisine allait bien; mais, lorsque le long âge
Eut glacé le pauvre animal,

La mème cuisine alla mal.

Tout cormoran se sert de pourvoyeur lui-même.
Le nôtre, un peu trop vieux pour voir au fond des eaux,
N'ayant ni filets ni réseaux,
Souffrait une disette extrême.

Que fit-il? le besoin, docteur en stratagème,
Lui fournit celui-ci. Sur le bord d'un étang
Cormoran vit une écrevisse.

Ma commère, dit-il, allez tout à l'instant
Porter un avis important

A ce peuple: il faut qu'il périsse;

(1) Oiseau aquatique qui se nourrit ordinairement de pois

son.

Le maître de ce lieu dans huit jours pèchera.
L'écrevisse en hâte s'en va

Conter le cas. Grande est l'émute (1);
On court, on s'assemble, on députe
A l'oiseau Seigneur Cormoran,

D'où vous vient cet avis? Quel est votre garant?
Etes-vous sûr de cette affaire?

N'y savez-vous remède? Et qu'est-il bon de faire? Changer de lieu, dit-il.- Comment le ferons-nous? N'en soyez point en soin (2) je vous porterai tous, L'un après l'autre, en ma retraite.

Nul que Dieu seul et moi n'en connaît les chemins :
Il n'est demeure plus secrète.

Un vivier que Nature y creusa de ses mains,
Inconnu des traîtres humains,
Sauvera votre république.

On le crut. Le peuple aquatique
L'un après l'autre fut porté
Sous ce rocher peu fréquenté.
Là cormoran, le bon apôtre,
Les ayant mis en un endroit
Transparent, peu creux, fort étroit,

Vous les prenait sans peine, un jourl'un, un jour l'autre.

Il leur apprit à leurs dépens
Que l'on ne doit jamais avoir de confiance
En ceux qui sont mangeurs de gens.
Ils y perdirent peu, puisque l'humaine engeance
En aurait aussi bien croqué sa bonne part.
Qu'importequivous mange,homme ou loup?toute panse
Me parait une à cet égard:

Un jour plus tôt, un jour plus tard,
Ce n'est pas grande différence.

(1) Emute pour émeute, licence poétique; nous l'avons vu précédemment.

(2) N'en soyez pas en peine.

V

L'Enfouisseur et son Compère.

Un pince-maille (1) avait tant amassé Qu'il ne savait où loger sa finance. L'avarice, compagne et sœur de l'ignorance, Le rendait fort embarrassé

Dans le choix d'un dépositaire;

Car il en voulait un, et voici sa raison:
L'objet tente; il faudra que ce monceau s'altère
Si je le laisse à la maison (2):
Moi-même de mon bien je serai le larron.
Le larron? Quoi! jouir, c'est se voler soi-même ?
Mon ami, j'ai pitié de ton erreur extrême.

Apprends de moi cette leçon:

Le bien n'est bien qu'en tant que l'on s'en peut défaire;
Sans cela c'est un mal. Veux-tu le réserver
Pour un âge et des temps qui n'en ont plus que faire ?
La peine d'acquérir, le soin de conserver,
Otent le prix à l'or, qu'on croit si nécessaire.
Pour se décharger d'un tel soin,

Notre homme eût pu trouver des gens sûrs au besoin.
Il aima mieux la terre; et prenant son compère,
Celui-ci l'aide. Ils vont enfouir le trésor.

Au bout de quelque temps l'homme va voir son or;

(1) On appelait maille une petite monnaie de moindre valeur que le denier. De là l'expression : « N'avoir ni sou ni maille.» Un pince-maille est un avare.

(2) Nous retrouvons encore ici les idées de la première satire d'Horace :

Quod si comminuas, vilem redigatur ad assem.

At ni id fit, quid habet pulchri constructus acervus?...
Nescis quo valeat nummus? quem præbeat usum ?

et la Fontaine lui-même a dit au liv. IV (l'Avare qui a perdu son trésor):

L'usage seulement fait la possession.

Il ne retrouva que le gîte.

Soupçonnant à bon droit le compère, il va vite
Lui dire: Apprêtez-vous; car il me reste encor
Quelques deniers je veux les joindre à l'autre masse.
Le compère aussitôt va remettre en sa place
L'argent volé, prétendant bien

Tout reprendre à la fois sans qu'il y manquât rien.
Mais pour ce coup l'autre fut sage:

Il retint tout chez lui, résolu de jouir,
Plus n'entasser, plus n'enfouir,

Et le pauvre voleur, ne trouvant plus son gage,
Pensa tomber de sa hauteur.

Il n'est pas malaisé de tromper un trompeur (1).

VI

Le Loup et les Bergers.

Un loup rempli d'humanité
(S'il en est de tels dans le monde)
Fit un jour sur sa cruauté,

Quoiqu'il ne l'exerçat que par nécessité,
Une réflexion profonde.

Je suis haï, dit-il, et de qui? de chacun.
Le loup est l'ennemi commun:

Chiens, chasseurs, villageois, s'assemblent pour sa
Jupiter est là-haut étourdi de leurs cris:

C'est par

[perte; là que de loups l'Angleterre (2) est déserte; On y mit notre tête à prix.

(1) Cette conclusion est au moins contestable.

« Edgard, roi d'Angleterre, qui régnait vers le milieu du xe siècle, fit faire tous les ans de grandes chasses pour la destruction des loups, et convertit le tribut en argent que son prédécesseur Athelstane avait imposé aux souverains de la principauté de Galles, en un tribut annuel de trois cents têtes de loups. Par ces moyens, Edgard détruisit les loups dans toute l'Angleterre.» (Walckenaer.)

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