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étranglèrent avec moins de peine qu'ils ne faisaient. Cet apologue fit son effet les Samiens prirent une délibération toute contraire à celle qu'ils avaient prise. Ésope voulut toutefois aller vers Crésus, et dit qu'il les servirait plus utilement étant près du roi que s'il demeurait à Samos.

Quand Crésus le vit, il s'étonna qu'une si chétive créature lui eût été d'un si grand obstacle. « Quoi ! voilà celui qui fait qu'on s'oppose à mes volontés ! » s'écria-t-il. Ésope se prosterna à ses pieds. « Un homme prenait des santerelles, dit-il; une cigale lui tomba sous la main. Il s'en allait la tuer comme il avait fait des sauterelles. « Que vous ai-je fait? dit-elle à cet homme : je ne ronge point vos blés; je ne vous procure aucun dommage; vous ne trouverez en moi que la voix, dont je me sers fort innocemment.» Grand roi, je ressemble à cette cigale je n'ai que la voix, et je ne m'en suis point servi pour vous offenser. » Crésus, touché d'admiration et de pitié, nonseulement lui pardonna, mais il laissa en repos les Samiens à sa considération.

En ce temps-là le Phrygien composa ses fables, lesquelles il laissa au roi de Lydie, et fut envoyé par lui vers les Samiens, qui donnèrent à Ésope de grands honneurs. Il lui prit aussi envie de voyager et d'aller par le monde, s'entretenant de diverses choses avec ceux qu'on appelait philosophes. Enfin il se mit en grand crédit près de Lycérus, roi de Babylone. Les rois d'alors s'envoyaient les uns aux autres des problèmes à résoudre sur toute sorte de matières, à condition de se payer une espèce de tribut ou d'amende, selon qu'ils répondraient bien ou mal aux questions proposées; en quoi Lycérus, assisté d'Ésope, avait toujours l'avantage, et se rendait illustre parmi les autres, soit à résoudre, soit à proposer.

Cependant notre Phrygien se maria, ct, ne pouvant avoir d'enfant, il adopta un jeune homme d'extraction noble, appelé Ennus. Celui-ci le paya d'ingratitude, et fut si méchant que d'oser souiller le lit de son bienfaiteur. Cela étant venu à la connaissance d'Ésope, il le chassa. L'autre, afin de s'en venger, contrefit des lettres par lesquelles il semblait qu'Ésore eût intelligence avec les rois qui étaient émules de Lycérus. Lycérus, persuadé par le cachet et par la signature de ces lettres, commanda à un de ses officiers nommé Hermippus que, sans chercher de

plus grandes preuves, il fît mourir promptement le traître Ésope. Cet Hermippus, étant ami du Phrygien, lui sauva la vie, et, à l'insu de tout le monde, le nourrit longtemps dans un sépulcre, jusqu'à ce que Necténabo, roi d'Égypte, sur le bruit de la mort d'Ésope, crut à l'avenir rendre Lycérus son tributaire. Il osa le provoquer, et le défia de lui envoyer des architectes qui sussent bâtir une tour en l'air, et, par même moyen, un homme prêt à répondre à toutes sortes de questions. Lycérus ayant lu les lettres et les ayant communiquées aux plus habiles de son État, chacun d'eux demeura court, ce qui fit que le roi regretta Ésope. Quand Hermippus lui dit qu'il n'était pas mort, il le fit venir. Le Phrygien fut très-bien reçu, se justifia et pardonna à Ennus. Quant à la lettre du roi d'Égypte, il n'en fit que rire, et manda qu'il enverrait au printemps les architectes et le répondant à toutes sortes de questions. Lycérus remit Ésope en possession de tous ses biens, et.lui fit livrer Ennus pour en faire ce qu'il voudrait. Ésope le reçut comme son enfant, et, pour toute punition, lui recommanda d'honorer les dieux et son prince, se rendre terrible à ses ennemis, facile et commode aux autres; bien traiter sa femme, sans pourtant lui confier son secret; parler peu, et chasser de chez soi les babillards; ne se point laisser abattre au malheur, avoir soin du lendemain, car il vaut mieux enrichir ses ennemis par sa mort que d'être importun à ses amis pendant son vivant; surtout n'être point envieux du bonheur ni de la vertu d'autrui, d'autant que c'est se faire du mal à soi-même. Ennus, touché de ces avertissements et de la bonté d'Ésope, comme d'un trait qui lui aurait pénétré le cœur, mourut peu de temps après. Pour revenir au défi de Necténabo, Ésope choisit des aiglons, et les fit instruire (chose difficile à croire); il les fit, dis-je, instruire à porter en l'air chacun un panier dans lequel était un jeune enfant. Le printemps venu, il s'en alla en Égypte avec tout cet équipage, non sans tenir en grande admiration et en attente de son dessein les peuples chez qui il passait. Necténabo, qui, sur le bruit de sa mort, avait envoyé l'énigme, fut extrêmement surpris de son arrivée. Il ne s'y attendait pas, et ne se fût jamais engagé dans un tel défi contre Lycérus, s'il eût cru Ésope vivant. Il lui demanda s'il avait amené les architectes et le répondant. Ésope dit que le répondant était lui

même, et qu'il ferait voir les architectes quand il serait sur le lieu. On sortit en pleine campagne, où les aigles enlevèrent les paniers avec les petits enfants, qui criaient qu'on leur donnât du mortier, des pierres et du bois. « Vous voyez, dit Ésope à Necténabo, je vous ai trouvé des ouvriers; fournissez-leur des matériaux. » Necténabo avoua que Lycérus était vainqueur. Il proposa toutefois ceci à Ésope: « J'ai des cavales en Égypte qui entendent le hennissement des chevaux qui sont devers Babylone. Qu'avez-vous à répondre là-dessus? » Le Phrygien remit sa réponse au lendemain; et, retourné qu'il fut au logis, il commanda à des enfants de prendre un chat et de le mener fouettant par les rues. Les Égyptiens, qui adorent cet animal, se trouvèrent extrêmement scandalisés du traitement qu'on lui faisait. Ils l'arrachèrent des mains des enfants, et allèrent se plaindre au roi. On fit venir en sa présence le Phrygien. « Ne savez-vous pas, lui dit le roi, que cet animal est un de nos dieux? Pourquoi donc le faites-vous traiter de la sorte? - C'est pour l'offense qu'il a commise envers Lycérus, reprit Ésope; car la nuit dernière il a étranglé un coq extrêmement courageux, et qui chantait à toutes les heures. Vous êtes un menteur, repartit le roi : comment serait-il possible que ce chat eût fait en si peu de temps un si long voyage? — - Et comment est-il possible, reprit Ésope, que vos juments entendent de si loin nos chevaux hennir? >>

En suite de cela, le roi fit venir d'Héliopolis certains personnages d'esprit subtil, et savants en questions énigmatiques. Il leur fit un grand régal, où le Phrygien fut invité. Pendant le repas, ils proposèrent à Ésope diverses choses, celle-ci entre autres: Il y a un grand temple qui est appuyé sur une colonne entourée de douze villes, chacune desquelles a trente arcs-boutants, et autour de ces arcs - boutants se promènent, l'une après l'autre, deux femmes, l'une blanche, l'autre noire. « Il faut renvoyer, dit Ésope, cette question aux petits enfants de notre pays. Le temple est le monde; la colonne, l'an; les villes, ce sont les mois, et les arcs-boutants, les jours, autour desquels se promènent alternativement le jour et la nuit. >>

Le lendemain, Necténabo assembla tous ses amis. «Souffrirez-vous, leur dit-il, qu'une moitié d'homme, qu'un avorton soit la cause que Lycérus remporte le prix, et

que j'aie la confusion pour mon partage? » L'un d'eux s'avisa de demander à Ésope qu'il leur fît des questions de choses dont ils n'eussent jamais entendu parler. Ésope écrivit une cèdule par laquelle Necténabo confessait devoir deux mille talents à Lycérus. La cédule fut mise entre les mains de Necténabo toute cachetée. Avant qu'on l'ouvrît, les amis du prince soutinrent que la chose contenue dans cet écrit était de leur connaissance. Quand on l'eut ouverte, Necténabo s'écria : « Voilà la plus grande fausseté du monde, je vous en prends à témoin tous tant que Vous êtes. Il est vrai, repartirent-ils, que nous n'en avons jamais entendu parler. J'ai donc satisfait à votre demande,» reprit Ésope. Necténabo le renvoya comblé de présents, tant pour lui que pour son maître.

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Le séjour qu'il fit en Égypte est peut-être cause que quelques-uns ont écrit qu'il fut esclave avec Rhodopé, celle-là qui fit élever une des trois pyramides qui subsistent encore, et qu'on voit avec admiration : c'est la plus petite, mais celle qui est bâtie avec le plus d'art. Ésope, à son retour dans Babylone, fut reçu de Lycérus avec de grandes démonstrations de joie et de bienveillance ce roi lui fit ériger une statue. L'envie de voir et d'apprendre le fit renoncer à tous ces honneurs. Il quitta la cour de Lycérus, où il avait tous les avantages qu'on peut souhaiter, et prit congé de ce prince pour voir la Grèce encore une fois. Lycérus ne le laissa point partir sans embrassements et sans larmes, et sans lui faire promettre sur les autels qu'il reviendrait achever ses jours auprès de lui.

Entre les villes où il s'arrêta, Delphes fut une des principales. Les Delphiens l'écoutèrent fort volontiers, mais ils ne lui rendirent point d'honneurs. Ésope, piqué de ce mépris, les compara aux bâtons qui flottent sur l'onde : on s'imagine de loin que c'est quelque chose de considé rable, de près on trouve que ce n'est rien. La comparaison lui coûta cher. Les Delphiens en conçurent une telle haine et un si violent désir de vengeance (outre qu'ils craignaient d'être décriés par lui), qu'ils résolurent de l'ôter du monde. Pour y parvenir, ils cachèrent parmi ses hardes un de leurs vases sacrés, prétendant que par ce moyen ils convaincraient Ésope de vol et de sacrilége, et qu'ils le condamneraient à la mort.

Comme il fut sorti de Delphes et qu'il eut pris le chemin de la Phocide, les Delphiens accoururent comme gens qui étaient en peine. Ils l'accusèrent d'avoir dérobé leur vase. Ésope le nia avec des serments; on chercha dans son équipage, et il fut trouvé. Tout ce qu'Ésope put dire n'empêcha point qu'on ne le traitât comme un criminel infâme. Il fut ramené à Delphes chargé de fers, mis dans les cachots, puis condamné à être précipité. Rien ne lui servit de se défendre avec ses armes ordinaires, et de raconter des apologues : les Delphiens s'en moquèrent.

« La grenouille, leur dit-il, avait invité le rat à la venir voir. Afin de lui faire traverser l'onde, elle l'attacha à son pied. Dès qu'il fut sur l'eau, elle voulut le tirer au fond, dans le dessein de le noyer, et d'en faire ensuite un repas. Le malheureux rat résista quelque peu de temps. Pendant qu'il se débattait sur l'eau, un oiseau de proie l'aperçut, fondit sur lui, et l'ayant enlevé avec la grenouille, qui ne put se détacher, il se reput de l'un et de l'autre. C'est ainsi, Delphiens abominables, qu'un plus puissant que vous me vengera: je périrai, mais vous périrez aussi. >

Comme on le conduisait au supplice, il trouva moyen de s'échapper, et entra dans une petite chapelle dédiée à Apollon. Les Delphiens l'en arrachèrent. « Vous violez cet asile, leur dit-il, parce que ce n'est qu'une petite chapelle; mais un jour viendra que votre méchanceté ne trouvera point de retraite sûre, non pas même dans les temples. Il vous arrivera la même chose qu'à l'aigle, laquelle, nonobstant les prières de l'escarbot, enleva un lièvre qui s'était réfugié chez lui: la génération de l'aigle en fut punie jusque dans le giron de Jupiter. » Les Delphiens, peu touchés de tous ces exemples, le précipitèrent.

Peu de temps après sa mort, une peste très-violente exerça sur eux ses ravages. Ils demandèrent à l'oracle par quels moyens ils pourraient apaiser le courroux des dieux. L'oracle leur répondit qu'il n'y en avait point d'autre que d'expier leur forfait, et satisfaire aux mânes d'Ésope. Aussitôt une pyramide fut élevée. Les dieux ne témoignèrent pas seuls combien ce crime leur déplaisait : les hommes vengèrent aussi la mort de leur sage. La Grèce envoya des commissaires pour en informer, et en fit une punition rigoureuse.

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