Le Rieur et les Poissons.
On cherche les rieurs, et moi je les évite. Cet art veut, sur tout autre, un suprème mérite : Dieu ne créa que pour les sots
Les méchants diseurs de bons mots (1). J'en vais peut-être en une fable Introduire un peut-être aussi
Que quelqu'un trouvera que j'aurai réussi.
Un rieur était à la table
D'un financier, et n'avait en son coin Que des petits poissons: tous les gros étaient loin. Il prend donc les menus, puis leur parle à l'oreille; Et puis il feint, à la pareille,
D'écouter leur réponse. On demeura surpris: Cela suspendit les esprits.
Le rieur alors, d'un ton sage, Dit qu'il craignait qu'un sien ami, Pour les grandes Indes parti,
N'eût depuis un an fait naufrage.
Il s'en informe donc à ce menu fretin (2): Mais tous lui répondaient qu'ils n'étaient pas d'un âge A savoir au vrai son destin;
Les gros en sauraient davantage.
Ne puis-je donc, Messieurs, un gros interroger? De dire si la compagnie
Prit goût à sa plaisanterie,
J'en doute; mais enfin il les sut engager
A lui servir d'un monstre assez vieux pour lui dire Tous les noms des chercheurs de mondes inconnus Qui n'en étaient pas revenus,
(1) « Diseur de bons mots, mauvais caractère. » (La Bruyère.)
(2 Le fretin est le petit poisson.
Et que depuis cent ans sous l'abîme avaient vus Les anciens (1) du vaste empire.
Un rat hôte d'un champ, rat de peu de cervelle, Des lares (2) paternels un jour se trouva saoul. Il laisse là le champ, le grain et la javelle, Va courir le pays, abandonne son trou.
Sitôt qu'il fut hors de la case :
Que le monde, dit-il, est grand et spacieux! Voilà les Apennins (3), et voici le Caucase (4)! La moindre taupinée était mont à ses yeux. Au bout de quelques jours le voyageur arrive En un certain canton où Téthys (5) sur la rive
(1) Anciens est ici de trois syllabes; cela est contraire à l'usage.
(2) On appelait ainsi les dieux domestiques; ce mot désigne ici la maison.
(3) Chaine de montagnes en Italie; elle court du nord au sud.
(4) Montagnes situées entre la mer Noire et la mer Caspienne.
(5) Déesse de la mer, prise ici pour la mer elle-mème.
Avait laissé mainte huître; et notre rat d'abord Crut voir, en les voyant, des vaisseaux de haut bord Certes, dit-il, mon père était un pauvre sire (1)! Il n'osait voyager, craintif au dernier point. Pour moi, j'ai déjà vu le maritime empire: J'ai passé les déserts; mais nous n'y bûmes point. D'un certain magister le rat tenait ces choses, Et les disait à travers champs,
N'étant point de ces rats qui, les livres rongeants (2). Se font savants jusques aux dents. Parmi tant d'huîtres toutes closes Une s'était ouverte, et, bâillant au soleil, Par un doux zéphir réjouie,
Humait l'air, respirait, était épanouie;
Blanche, grasse, et d'un goût, à la voir, nonpareil. D'aussi loin que le rat voit cette huître qui bàille : Qu'aperçois-je? dit-il, c'est quelque victuaille, Et, si je ne me trompe à la couleur du mets, Je dois faire aujourd'hui bonne chère, ou jamais. Là-dessus, maître rat, plein de belle espérance, Approche de l'écaille, allonge un peu le cou, Se sent pris comme aux lacs, car l'huître tout d'un coup Se referme (3). Et voilà ce que fait l'ignorance.
Cette fable contient plus d'un enseignement: Nous y voyons premièrement
Que ceux qui n'ont du monde aucune expérience Sont, aux moindres objets, frappés d'étonnement : Et puis nous y pouvons apprendre
Que tel est pris qui croyait prendre.
(1) Voilà bien la présomption et le dédain de l'ignorance. (2) Quand le participe
a un complément direct, il est
(3) Enjambement qui fait image.
Certain ours montagnard, ours à demi léché, Confiné par le Sort en un bois solitaire, Nouveau Bellerophon (1), vivait seul et caché. Il fût devenu fou; la raison d'ordinaire N'habite pas longtemps chez les gens séquestrés. Il est bon de parler, et meilleur de se taire (2); Mais tous deux sont mauvais alors qu'ils sont outrés. Nul animal n'avait affaire
Dans les lieux que l'ours habitait; Si bien que, tout ours qu'il était, Il vint à s'ennuyer de cette triste vie. Pendant qu'il se livrait à la mélancolie, Non loin de là certain vieillard S'ennuyait aussi de sa part (3).
(4) Personnage mythologique, vainqueur de la Chimère; ayant eu le malheur de tuer son frère, il tomba dans une mélancolie profonde et vécut dans la solitude.
(2) Proverbe.
(3) De son côté.
Il aimait les jardins, était prêtre de Flore (1), Il l'était de Pomone (2) encore.
Ces deux emplois sont beaux;mais je voudrais parmi(3) Quelque doux et discret ami.
Les jardins parlent peu, si ce n'est dans mon livre. De façon que, lassé de vivre
Avec des gens muets, notre homme, un beau matin, Va chercher compagnie, et se met en campagne. L'ours, porté d'un mème dessein, Venait de quitter sa montagne. Tous deux, par un cas surprenant, Se rencontrent en un tournant.
L'homme eut peur: mais comment esquiver? et que faire ? Se tirer en Gascon (4) d'une semblable affaire Est le mieux: il sut donc dissimuler sa peur.
L'ours, très-mauvais complimenteur, Lui dit: Viens-t'en me voir. L'autre reprit: Seigneur, Vous voyez mon logis; si vous me vouliez faire Tant d'honneur que d'y prendre un champètre repas, J'ai des fruits, j'ai du lait. Ce n'est peut-être pas De nos seigneurs les ours le manger ordinaire; Mais j'offre ce que j'ai. L'ours accepte, et d'aller. Les voilà bons amis avant que d'arriver; Arrivés, les voilà se trouvant bien ensemble :
Et, bien qu'on soit, à ce qu'il semble, Beaucoup mieux seul qu'avec des sots, Comme l'ours en un jour ne disait pas deux mots, L'homme pouvait sans bruit vaquer à son ouvrage. L'ours allait à la chasse, apportait du gibier, Faisant son principal métier
D'être bon émoucheur, d'écarter du visage De son ami dormant ce parasite ailé
Que nous avons mouche appelé.
Un jour que le vieillard dormait d'un profond somme, Sur le bout de son nez une allant se placer, Mit l'ours au désespoir; il eut beau la chasser. Je t'attraperai bien, dit-il; et voici comme. Aussitôt fait que dit, le fidèle émoucheur
(1) Déesse des fleurs.
(2) Déesse des fruits.
(3) Préposition employée ici adverbialement.
(4) Faire montre de courage sans en avoir réellement.
« PreviousContinue » |