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La mort avait raison; je voudrais qu'à cet âge
On sortit de la vie ainsi que d'un banquet (1),
Remerciant son hôte, et qu'on fit son paquet:
Car de combien peut-on retarder le voyage?
Tu murmures, vieillard! vois ces jeunes (2) mourir;
Vois-les marcher, vois les courir

A des morts, il est vrai, glorieuses et belles,
Mais sûres cependant, et quelquefois cruelles.
J'ai beau te le crier; mon zèle est indiscret.
Le plus semblable au mort meurt le plus à regret.

II

Le Savetier et le Financier.

Un savetier chantait du matin jusqu'au soir :
C'était merveille de le voir,

Merveille de l'ouïr; il faisait des passages (3),
Plus content qu'aucun des sept sages.
Son voisin, au contraire, étant tout cousu d'or,
Chantait peu, dormait moins encor:
C'était un homme de finance.

Si sur le point du jour parfois il sommeillait,
Le savetier alors en chantant l'éveillait;
Et le financier se plaignait
Que les soins de là Providence

N'eussent pas au marché fait vendre le dormir (4),
Comme le manger et le boire.

En son hôtel il fait venir

Le chanteur, et lui dit: Or çà, sire Grégoire,
Que gagnez-vous par an? - Pår an! ma foi, Monsieur,
Dit avec un ton de rieur

(1) Cette pensée et cette image se trouvent déjà dans Lucrèce et dans Horace. La Fontaine égalerait ses modèles, n'était le trivial paquet qui dépare un peu ce morceau. Ce mot est pris ici substantivement.

Des roulades.

Le dormir, infinitif pris substantivement à la manière des Grecs. Nous avons vu dans la fable précédente du

marcher.

Le gaillard savetier, ce n'est point ma manière
De compter de la sorte; et je n'entasse guère
Un jour sur l'autre: il suffit qu'à la fin
J'attrape le bout de l'année:

Chaque jour amène son pain.

Eh bien! que gagnez-vous, dites-moi, par journée? —
Tantôt plus, tantôt moins, le mal est que toujours
(Et sans cela nos gains seraient assez honnêtes),
Le mal est que dans l'an s'entremèlent des jours
Qu'il faut chomer; on nous ruine en fêtes:
L'une fait tort à l'autre; et monsieur le curé
De quelque nouveau saint charge toujours son prône.
Le financier, riant de sa naïveté,

Lui dit: Je veux vous mettre aujourd'hui sur le trône.
Prenez ces cent écus, gardez-les avec soin,
Pour vous en servir au besoin (1). ́
Le savetier crut voir tout l'argent que la terre
Avait, depuis plus de cent ans,
Produit pour l'usage des gens.

Il retourne chez lui: dans sa cave il enserre
L'argent, et sa joie à la fois (2)..
Plus de chant (3): il perdit la voix

Du moment qu'il gagna ce qui cause nos peines.
Le sommeil quitta son logis;

Il eut pour hôtes les soucis,
Les soupçons, les alarmes vaines.

Tout le jour il avait l'œil au guet: et la nuit,
Si quelque chat faisait du bruit,

Le chat prenait l'argent (4). A la fin le pauvre homme
S'en courut chez celui qu'il ne réveillait plus :
Rendez-moi, lui dit-il, mes chansons et mon somme,
Et reprenez vos cent écus (5).

(1) Dialogue plein de naturel et de vérité, de naïveté et de malice.

(2) Alliance de mots analogue à celle-ci de Bossuet : « Versez des larmes avec des prières. »

(3) Coupe ingénieuse qui rappelle celle de la première églogue de Virgile: Carmina nulla canam.

(4) Le pauvre savetier est devenu aussi méfiant que l'avare Harpagon dans Molière.

(5) Le sujet traité par la Fontaine dans cette fable ressemble beaucoup à l'aventure de Philippe et de Ména racontée par Horace. (Ep. 7. liv. I.)

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Le lion, décrépit, goutteux, n'en pouvant plus,
Voulait que l'on trouvât remède à la vieillesse (1).
Alléguer l'impossible aux rois, c'est un abus.
Celui-ci parmi chaque espèce

Manda des médecins : il en est de tous arts (2).
Médecins au lion viennent de toutes parts;
De tous côtés lui vient (3) des donneurs de recettes.
Dans les visites qui sont faites,

Le renard se dispense, et se tient clos et coi (4).
Le loup en fait sa cour, daube (5), au coucher du roi,
Son camarade absent. Le prince tout à l'heure
Veut qu'on aille enfumer renard dans sa demeure,

Le lion ressemble assez à Louis XI.

Cette fin de vers manque de clarté. Elle veut dire, croyons-nous, qu'il en est dans toutes les classes, dans toutes les espèces d'êtres vivants. Ce qui suit vient à l'appui de notre interprétation.

(3) Il faudrait lui viennent ou il lui vient.

Coi, tranquille, dé quietus.

Dauber, mal parler de quelqu'un.

Qu'on le fasse venir. Il vient, est présenté;
Et sachant que le loup lui faisait cette affaire :
Je crains, Sire, dit-il, qu'un rapport peu sincère
Ne m'ait à mépris imputé

D'avoir différé cet hommage;
Mais j'étais en pèlerinage,

Et m'acquittais d'un vou fait pour votre santé.
Mème j'ai vu dans mon voyage

Gens experts et savants; leur ai dit la langueur
Dont Votre Majesté craint à bon droit la suite.
Vous ne manquez que de chaleur;
Le long age en vous l'a détruite :
D'un loup écorché vif appliquez-vous la peau
Toute chaude et toute fumante:

Le secret sans doute en est beau
Pour la nature défaillante.
Messire loup vous servira,

S'il vous plaît, de robe de chambre.
Le roi goûte cet avis-là.

On écorche, on taille, on démembre
Messire loup. Le monarque en soupa,
Et de sa peau s'enveloppa.

Messieurs les courtisans, cessez de vous détruire :
Faites, si vous pouvez, votre cour sans vous nuire.
Le mal se rend chez vous au quadruple du bien.
Les daubeurs ont leur tour d'une ou d'autre manière:
Vous êtes dans une carrière

Où l'on ne se pardonne rien.

IV

Le Pouvoir des Fables.

A M. DE BARILLON (1)

La qualité d'ambassadeur
Peut-elle s'abaisser à des contes vulgaires?

(1) Ambassadeur de France en Angleterre.

Vous puis-je offrir mes vers et leurs grâces légères ?
S'ils osent quelquefois prendre un air de grandeur,
Seront-ils point traités par vous de téméraires?
Vous avez bien d'autres affaires
A démêler que les débats
Du lapin et de la belette.
Lisez-les, ne les lisez pas :

Mais empêchez qu'on ne nous mette
Toute l'Europe sur les bras.
Que de mille endroits de la terre
Il nous vienne des ennemis,
J'y consens; mais que l'Angleterre

Veuille que nos deux rois (1) se lassent d'ètre amis (2),
J'ai peine à digérer la chose.

N'est-il point encor temps que Louis se repose?
Quel autre Hercule enfin ne se trouverait las
De combattre cette hydre; et faut-il qu'il oppose
Une nouvelle tête aux efforts de son bras?
Si votre esprit plein de souplesse,

Par éloquence et par adresse,

Peut adoucir les cœurs et détourner ce coup,
Je vous sacrifierai cent moutons : c'est beaucoup
Pour un habitant du Parnasse.
Cependant faites-moi la grâce

De prendre en don ce peu d'encens :
Prenez en gré mes vœux ardents,

Et le récit en vers qu'ici je vous dédie.
Son sujet vous convient; je n'en dirai pas plus :
Sur les éloges que l'envie

Doit avouer qui vous sont dus,

Vous ne voulez pas qu'on appuie.

Dans Athène autrefois, peuple vain et léger,
Un orateur (3), voyant sa patrie en danger,
Courut à la tribune; et, d'un art tyrannique,
Voulant forcer les cœurs dans une république,
Il parla fortement sur le commun salut :
On ne l'écoutait pas. L'orateur recourut

(1) Louis XIV et Charles II.

(2) « Le parlement d'Angleterre s'opposait à ce favorisât la France. » (Gérusez.)

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(3) Démade. On attribue le même trait à Démosthène.

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