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LE MÉLANGE DES RYTHMES

175

Il était enveloppé d'une toile en lambeaux, la figure pareille à un masque de plâtre et les deux yeux plùs rouges que des charbons. En approchant de lui la lanterne, Julien s'aperçut qu'une lèpre hideuse le recouvrait; cependant il avait dans son attitude comme une majesté de roi.

Dès qu'il entra dans la barque, elle enfonça prodigieusement, écrasée par son poids; une secousse la remonta; et Julien se mit à ramer. Et cela dura longtemps, très longtemps!

...

Quand ils furent arrivés dans la cahute, Julien ferma la porte; et il le vit siégeant sur l'escabeau. L'espèce de linceul qui le recouvrait était tombé jusqu'à ses hanches; et ses épaules, sa poitrine, ses bras maigres, disparaissaient sous des plaques de pustule écailleuses. Des rides énormes labouraient son front. Tel qu'un squelette, il avait un trou à la place du nez; et ses lèvres bleuâtres dégageaient une haleine épaisse comme un brouillard, et nauséabonde. « J'ai faim! » dit-il.

Julien lui donna ce qu'il possédait, un vieux quartier de lard et les croûtes d'un pain noir.

Quand il les eut dévorés, la table, l'écuelle et le manche du couteau portaient les mêmes taches que l'on voyait sur son corps. Ensuite, il dit : « J'ai soif! »

Julien alla chercher sa cruche; et, comme il la prenait, il en sortit un arome qui dilata son cœur et ses narines.

C'était du vin; quelle trouvaille! mais le lépreux avança le bras, et d'un trait vida toute la cruche.

Puis il dit : « J'ai froid! »

Julien, avec sa chandelle, enflamma un paquet de fougères, au milieu de la cabane.

Le lépreux vint s'y chauffer, et, accroupi sur les talons, il tremblait de tous ses membres, s'affaiblissait; ses yeux ne brillaient plus, ses ulcères coulaient, et, d'une voix presque éteinte, il murmura : << Ton lit! >>

Julien l'aida doucement à s'y traîner, et même étendit sur son lit, pour le couvrir, la toile de son bateau.

Le lépreux gémissait. Les coins de sa bouche découvraient ses dents, un râle accéléré lui secouait la poitrine, et son ventre, à chacune de ses aspirations, se creusait jusqu'aux vertèbres. Puis il ferma les paupières. « C'est comme de la glace dans mes os! Viens près de moi. »

Et Julien, écartant la toile, se coucha sur les feuilles mortes, près de lui, côte à côte.

Le lépreux tourna la tête. « Déshabille-toi pour que j'aie la chaleur de ton corps! >>

Julien ôta ses vêtements; puis, nu comme au jour de sa naissance, se replaça dans le lit; et il sentait contre sa cuisse la peau du lépreux plus froide qu'un serpent et rude comme une lime. Il tâchait de l'encourager; et l'autre répondait, en haletant : « Ah! je vais mourir!...

Rapproche-toi, réchauffe-moi! Pas avec tes mains! non! toute ta personne. » Julien s'étala dessus complètement, bouche contre bouche, poitrine sur poitrine.

Alors le lépreux l'étreignit, et ses yeux tout à coup prirent une clarté d'étoiles; ses cheveux s'allongèrent comme les rais du soleil ; le souffle de ses narines avait la douceur des roses; un nuage d'encens s'éleva du foyer, les flots chantaient. Cependant une abondance de délices, une joie surhumaine descendait comme une inondation dans l'âme de Julien pâmé; et celui dont les bras le serraient toujours, grandissait, touchant de sa tête et de ses pieds les deux murs de la cabane. Le toit s'envola, le firmament se déployait; - et Julien monta vers les espaces bleus, face à face avec Notre-Seigneur Jésus, qui l'emportait dans le ciel.

Et voilà l'histoire de saint Julien l'Hospitalier, telle à peu près qu'on la trouve sur un vitrail d'église dans mon pays.

(G. FLAUBERT,

Légende de saint Julien l'Hospitalier.)

Types de phrases particuliers.

1° PHRASES INTERROGATIVES

L'interrogation est marquée essentiellement, comme on sait, par un ton, c'est-à-dire par une augmentation de hauteur. Intensité et durée ne jouent pas de rôle spécial dans les interrogations ordinaires.

La question délicate est de savoir sur quelle syllabe ce ton apparaît, sa place d'élection étant très souvent différente d'une langue à l'autre.

La phrase française habituelle, on l'a vu plus haut (p. 152), se compose de deux parties, l'une qui fait attendre quelque chose et l'autre qui répond à l'attente suscitée par la première et conclut. La phrase interrogative est, en somme, une phrase incomplète; elle énonce. une attente, mais n'y répond pas. La partie descendante et concluante de la phrase ordinaire lui fait défaut. C'est pourquoi elle doit, en principe, finir sur une note montante. La syllabe tonique de la phrase interrogative est la même qui recevrait la note la plus haute si la phrase était rendue énonciative et munie d'une partie descendante. Pour obtenir cette phase énonciative il suffit de composer la réponse à la question, en y faisant entrer les mêmes mots ou des mots correspondants. On mettra ici les syllabes toniques en italique et les phrases énonciatives entre crochets1:

1. Il est à peine besoin de dire que plusieurs des phrases citées ici peuvent comporter une autre diction que celle qui est indiquée, mais avec une nuance de sens plus ou moins différente.

Est-il dans la salle? - [Il est dans la salle depuis une heure.]
De quoi aurait-on l'air? — [On aurait l'air de gens sérieux.]
Qui épouse-t-il donc? [Il épouse donc sa cousine.]

Vous m'en voulez? - [Mais oui, je vous en veux de m'avoir réduit à cette extrémité.]

Désirez-vous que j'ouvre? — [Oui, que tu ouvres toutes les fenê

tres.]

Tu veux savoir où je vais? — [Je vais à Paris.]

En sortant d'ici? - [Non, en sortant d'ici je rentre à la maison.] Elle est sans fortune? [Sans fortune absolument.]

Alors pourquoi te donner tant de mal? - [Je me donne tant de mal parce que je veux aboutir.]

Et tu irais te fourrer là dedans? - [Oui, c'est là dedans que je vais me fourrer.]

Est-ce que par hasard le marchand de charbon ferait des vers? [Le marchand de charbon fait des vers sans que personne s'en doute.] Chanterez-vous? - [Nous chanterons demain.]

La phrase interrogative peut comprendre après la tonique des mots exprimant des idées accessoires ou complémentaires qui sont dits d'une voix plus grave et descendante; ils peuvent souvent figurer dans la phrase énonciative avec la même valeur :

Vous l'avez donc vu? dit le commissaire. (ou bien) je l'ai vu comme je vous vois.]

[Je l'ai vu, répondit-il;

Qui te l'a dit, malheureux? - [Celui qui me l'a dit, c'est ton frère.] Tu ne les a pas, toi, mes allumettes?

allumettes.]

On a frappé; est-ce vous, Jean?

frappé.]

- [Je ne les ai pas, moi, les

[blocks in formation]

- [Je

Vous connaissiez donc exactement ses intentions? lui dit-il. connaissais ses intentions d'une manière très précise.] Avez-vous des témoins? dit le juge. — [J'ai des témoins qui diront tout.]

Que faites-vous donc là, mon cher enfant? - [Je faisais là d'amères réflexions.]

Et elle est riche, tu dis? [Elle est riche comme une princesse russe.]

Il travaille donc pour l'étranger, cet homme-là? - [Oui, il travaille pour l'étranger, cet homme-là.]

Qu'est-ce que vous voulez que j'y fasse? - [Nous voulons que vous résistiez.]

Quel chemin a-t-il pris? - [C'est ce chemin qu'il a pris; (ou bien` il a pris le chemin que vous voyez à droite.]

PHRASES INTERROGATIVES

Que voulez-vous dire avec tous ces détours? vous vous trompez.]

179

- [Je veux dire que

Comment appelles-tu ça? — [Voilà comment je l'appelle; (ou bien) c'est ainsi que je l'appelle.]

Mais, enfin, comment t'arranges-tu pour passer sans qu'on te voie? [Je m'arrange ainsi pour passer inaperçu.]

Dis, franchement, comment le trouves-tu? - [Je le trouve très bien, ton tableau.]

Pourquoi n'êtes-vous pas venu? ·

[C'est pour cela que je ne suis

pas venu; (ou bien) voilà pourquoi je ne suis pas venu.]

On pourrait croire, d'après ces derniers exemples, que les mots «< comment », « pourquoi », etc., reçoivent le ton parce qu'ils sont par nature plutôt interrogatifs; des exemples comme ceux de la p. 178 où l'on voit « de quoi », « qui », « pourquoi », etc., dépourvus de ton, montrent qu'il n'en est rien. Quand ils ont le ton interrogatif, c'est que dans la phrase énonciative ils recevraient la note la plus haute1.

Puisque le mouvement tonal de la phrase interrogative correspond à celui de la phrase énonciative, il est naturel que les mêmes particularités se présentent dans toutes deux. Or on a vu (p. 155 et suiv.) que, bien que la syllabe accentuée soit en principe en même temps. la plus haute, il n'est pas rare que l'accentuée ne dépasse pas la hauteur de l'inaccentuée précédente ou même descende plus bas, soit qu'elle s'abaisse en vue d'une baisse ultérieure, soit qu'elle se trouve en fin de phrase. Il en est de mème dans les phrases interrogatives. Ainsi la prononciation la plus courante et la plus normale de cette interrogation :

Où est-il?

donnera une note assez haute sur « où », un peu plus haute sur «<est », et beaucoup plus basse sur « il ». Pourtant l'accent est sur « il», car ces trois syllabes ne font qu'un élément rythmique, et c'est sur « il » que

1. Eux, ou les mots qui leur correspondraient.

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