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cir. Xantus, qui ne cherchait qu'un prétexte pour le faire battre, Qui demanda s'il ne lui avait pas dit expressément : Va-t'en porter de ma part ces friandises à ma bonne amie. Ésope répondit làdessus que la bonne amie n'était pas la femme, qui, pour la moindre parole, menaçait de faire un divorce; c'était la chienne, qui endurait tout, et qui revenait faire caresses après qu'on l'avait battue. Le philosophe demeura court, mais sa femme entra dans une telle colère qu'elle se retira d'avec lui. Il n'y eut parent ni ami par qui Xantus ne lui fit parler, sans que les raisons ni les prières y gagnassent rien. Ésope s'avisa d'un stratagème. Il achet force gibier, comme pour une noce considérable, et fit tant qu'il fut rencontré par un des domestiques de sa maitresse. Celui-ci lui demanda pourquoi tant d'apprêts. Ésope lui dit que son maître, ne pouvant obliger sa femme de revenir, en allait épouser une autre. Aussitôt que la dame sut cette nouvelle, elle retourna chez son mari, par esprit de contradiction ou par jalousie. Ce ne fut pas sans la garder bonne à Ésope, qui tous les jours faisait de nouvelles pièces à son maître, et tous les jours se sauvait du chàtiment par quelque trait de rubtilité. Il n'était pas possible au philosophe de le confondre.

Un certain jour de march', Xantus, qui avait dessein de régaler quelques-uns de ses amis, lui (ommanda d'acheter ce qu'il y aurait de meilleur, et rien autre chose. Je t'apprendrai, dit en soi-même le Phrygien, à spécifier ce que tu souhaites, sans t'en remettre à la discrétion d'un esclave. Il n'acheta donc que des langues, lesquelles il fit accommoder à toutes les sauces; l'entrée, le second, l'entremets, tout ne fut que langues. Les conviés louèrent d'abord le choix de ce mets; à la fin ils s'en dégoûtèrent. Ne t'ai-je pas commandé, dit Xantus, d'acheter ce qu'il y aurait de meilleur ? Eh! qu'y a-t-il de meilleur que la langue? reprit Ésope. C'est le lien de la vie civile, la clef des sciences, l'organe de la vérité et de la raison par elle on bâtit les villes et on les police; on instruit, on persuade, on règne dans les assemblées, on s'acquitte du premier de tous les devoirs, qui est de louer les dieux. Eh bien dit Xantus (qui prétendait l'attraper), achète-moi demain ce qui est de pire: ces mêmes personnes viendront chez moi; et le veux diversifier.

Le lendemain Ésope ne fit encore servir que le même mets, disant que la langue est la pire chose qui soit au monde : c'est la mère de tous débats, la nourrice des procès, la source des divisions et des guerres. Si on dit qu'elle est l'organe de la vérité, c'est aussi celui de l'erreur, et, qui pis est, de la calomnie. Par

elle on détruit les villes, on persuade de méchantes choses. Si d'un côté elle loue les dieux, de l'autre elle profère des blasphèmes contre leur puissance. Quelqu'un de la compagnie dit à Xantus que véritablement ce valet lui était fort nécessaire; car il savait le mieux du monde exercer la patience d'un philosophe. De quoi vous mettez-vous en peine? reprit Ésope. Eh! trouvez-moi, dit Xantus, un homme qui ne se mette en peine de rien.

Ésope alla le lendemain sur la place; et voyant un paysan qui regardait toutes choses avec la frondeur et l'indifférence d'une statue, il amena ce paysan au logis. Voilà, dit-il à Xantus, l'homme sans souci que vous demandez. Xantus commanda à sa femme de faire chauffer de l'eau, de la mettre dans un bassin, puis de laver elle-même les pieds de son nouvel hôte. Le paysan la laissa faire quoiqu'il sût fort bien qu'il ne méritait pas cet honneur; mais il disait en lui-même : C'est peut-être la coutume d'en user ainsi. On le fit asseoir au haut bout; il prit sa place sans cérémonie. Pendant le repas, Xantus ne fit autre chose que blâmer son cuisinier ; rien ne lui plaisait ce qui était doux, il le trouvait trop salé; et ce qui était trop salé, il le trouvait doux. L'homme sans souci le laissait dire, et mangcait de toutes ses dents. Au dessert, on mit sur la table un gâteau que la femme du philosophe avait fait Xantus le trouva mauvais, quoiqu'il fût très-bon. Voilà, dit-il, la pâtisserie la plus méchante que j'aie jamais mangée; il faut brûler l'ouvrière, car elle ne fera de sa vie rien qui vaille : qu'on apporte des fagots, Attendez, dit le paysan; je m'en vais querir ma femme on ne fera qu'un bûcher pour toutes les deux. Ce dernier trait désarçonna le philosophe, et lui ôta l'espérance de jamais attraper le Phrygien.

Or, ce n'était pas seulement avec son maitre qu'Esope trouvait occasion de rire et de dire de bons mots. Xantus l'avait envoyé en certain endroit : il rencontra en chemin le magistrat, qui lui demanda où il allait. Soit qu'Ésope fût distrait, ou pour une autre raison, il répondit qu'il n'en savait rien. Le magistrat, tenant à mépris et irrévérence cette réponse, le fit mener en prison. Comme les huissiers le conduisaient: Ne voyez-vous pas, dit-il, que j'ai très-bien répondu? Savais-je qu'on me ferait aller où je vais? Le magistrat le fit relàcher, et trouva Xantus heureux d'avoir un esclave si plein d'esprit.

Xantus, de sa part, voyait par là de quelle importance il lui était de ne point affranchir Ésope, et combien la possession d'un tel esclave lui faisait d'honneur. Même un jour, faisant la débauche avec ses disciples, Ésope, qui les servait, vit que les fumées leur

échauffaient déjà la cervelle, aussi bien au maître qu'aux écoliers. La débauche de vin, leur dit-il, a trois degrés : le premier, de 7olupté; le second, d'ivrognerie; le troisième, de fureur. On se moqua de son observation, et on continua de vider les pots. Xantus s'en donna jusqu'à perdre la raison, et à se vanter qu'il boirait la mer. Cela fit rire la compagnie. Xantus soutint ce qu'il avait dit, gagea sa maison qu'il boirait la mer tout entière; et, pour assurance de la gageure, il déposa l'anneau qu'il avait au doigt.

Le jour suivant, que les vapeurs de Bacchus furent dissipées, Xantus fut extrêmement surpris de ne plus retrouver son anneau, lequel il tenait fort cher. Ésope lui dit qu'il était perdu, et que sa maison l'était aussi par la gageure qu'il avait faite. Voilà le philosophe bien alarmé : il pria Ésope de lui enseigner une défaite. Ésope s'avisa de celle-ci.

Quand le jour que l'on avait pris pour l'exécution de la gageure fut arrivé, tout le peuple de Samos accourut au rivage de la mer pour être témoin de la honte du philosophe. Celui de ses disciples qui avait gagé contre lui triomphait déjà. Xantus dit à l'assemblée Messieurs, j'ai gagé véritablement que je boirais toute la mer, mais non pas les fleuves qui entrent dedans ; c'est pourquoi, que celui qui a gagé contre moi détourne leurs cours, et puis je ferai ce que je me suis vanté de faire. Chacun admira l'expédient que Xantus avait trouvé pour sortir à son honneur d'un si mauvais pas. Le disciple confessa qu'il était vaincu, et demanda pardon à son maître. Xantus fut reconduit jusqu'en son logis avec acclamation.

Pour récompense, Ésope lui demanda la liberté. Xantus la lui refusa, et dit que le temps de l'affranchir n'était pas encore venu; si toutefois les dieux l'ordonnaient ainsi, il y consentait partant, qu'il prit garde au premier présage qu'il aurait étant sorti du logis; s'il était heureux, et que, par exemple, deux corneilles se présentassent à sa vue, la liberté lui serait donnée; s'il n'en voyait qu'une, qu'il ne se lassât point d'être esclave. Ésope sortit aussitôt. Son maître était logé à l'écart, et apparemment vers un lieu couvert de grands arbres. A peine notre Phrygien fut hors, qu'il aperçut deux corneilles qui s'abattirent sur le plus haut. Il en alla avertir son maître, qui voulut voir lui-même s'il disait vrai. Tandis que Xantus venait, l'une des corneilles s'envola. Me tromperas-tu toujours? dit-il à Ésope: qu'on lui donne les étrivières. L'ordre fut exécuté. Pendant le supplice du pauvre Ésope, on vint inviter Xantus à un repas: il promit qu'il s'y trouverait. Hélas! s'écria Ésope, les présages sont bien menteurs! moi, qui

ai vu deux corneilles, je suis battu; mon maître, qui n'en a vu qu'une, est prié de noces. Ce mot plut tellement à Xantus, qu'il commanda qu'on cessat de fouetter Ésope; mais, quant à la liberté, il ne se pouvait résoudre à la lui donner, encore qu'il la lui promit en diverses occasions.

Un jour ils se promenaient tous deux parmi de vieux monuments, considérant avec beaucoup de plaisir les inscriptions qu'on y avait mises. Xantus en aperçut une qu'il ne put entendre. quoiqu'il demeurât longtemps à en chercher l'explication. Ell était composée des premières lettres de certains mots. Le philo. sophe avoua ingénument que cela passait son esprit. Si je vous fais trouver un trésor par le moyen de ces lettres, lui dit Ésope, quelle récompense aurai-je? Xantus lui promit la liberté et la moitié du trésor. Elles signifient, poursuivit Ésope, qu'à quatre pas de cette colonne nous en rencontrerons un. En effet, ils le trouvèrent après avoir creusé quelque peu dans la terre. Le philo sophe fut sommé de tenir parole; mais il reculait toujours. Les dieux me gardent de t'affranchir, dit-il à Ésope, que tu ne m'aies donné avant cela l'intelligence de ces lettres! ce me sera un autre trésor plus précieux que celui que nous avons trouvé. On les a ici gravées, poursuivit Ésope, comme étant les premières lettres de ces mots 'Aпóbas, Búμata, etc.; c'est-à-dire « Si vous reculez quatre pas, et que vous creusiez, vous trouverez un trésor. » Puisque tu es si subtil, repartit Xantus, j'aurais tort de me défaire de toi n'espère donc pas que je t'affranchisse. Et moi, répliqua Ésope, je vous dénoncerai au roi Denys; car c'est à lui que le trésor appartient, et ces mêmes lettres commencent d'autres mots qui le signifient. Le philosophe intimidé dit au Phrygien qu'il prît sa part de l'argent et qu'il n'eu dit mot; de quoi Ésope déclara ne lui avoir aucune obligation, ces lettres ayant été choisies de telle manière qu'elle enfermait un triple sens, et signifiaient encore : « En vous en allant, vous partagerez le trésor que vous aurez rencontré. » Dès qu'il fut de retour, Xantus commanda qu'on enfermât le Phrygien, et que l'on lui mit les fers aux pieds, de crainte qu'il n'allàt publier cette aventure. Hélas! s'écria Ésope, est-ce ainsi que les philosophes 's'acquittent de leurs promesses ? Mais faites ce que vous voudrez, il faudra que vous m'affranchissiez malgré vous.

Sa prédiction se trouva vraie. Il arriva un prodige qui mit fort en peine les Samiens. Un aigle enleva l'anneau public (c'était apparemment quelque sceau que l'on apposait aux délibérations du conseil), et le fit tomber au sein d'un esclave. Le philosophe

fut consulté là-dessus, et comme étant philosophe et comme étant un des premiers de la république. Il demanda temps, et eut recours à son oracle ordinaire : c'était Ésope. Celui-ci lui conseilla de le produire en public, parce que, s'il rencontrait bien, l'honneur en serait toujours à son maitre; sinon, il n'y aurait que l'eselave de blâmé. Xantus approuva la chose, et le fit monter à la tribune aux harangues. Dès qu'on le vit, chacun s'éclata de rire personne ne s'imagina qu'il pût rien partir de raisonnable d'un homme fait de cette manière. Ésope leur dit qu'il ne fallait pas considérer la forme du vase, mais la liqueur qui y était enfermée. Les Samiens lui crièrent qu'il dit donc sans crainte ce qu'il jugeait de ce prodige. Ésope s'en excusa sur ce qu'il n'osait le faire. La Fortune, disait-il, avait mis un débat de gloire entre le maître et l'esclave: si l'esclave disait mal, il serait battu; s'il disait mieux que le maître, il serait battu encore. Aussitôt on pressa Xantus de l'affranchir. Le philosophe résista longtemps. A la fin, le prévôt de ville le menaça de le faire de son office, et en vertu du pouvoir qu'il en avait comme magistrat; de façon que le philosophe fut obligé de donner les mains. Cela fait, Ésope dit que les Samiens étaient menacés de servitude par ce prodige; et que l'aigle enlevant leur sceau ne signifiait autre chose qu'un roi puissant qui voulait les assujettir.

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Peu de temps après, Crésus, roi des Lydiens, fit dénoncer à ceux de Samos qu'ils eussent à se rendre ses tributaires; sinon, qu'il les y forcerait par les armes. La plupart étaient d'avis qu'on lui obéit. Ésope leur dit que la Fortune présentait deux chemins aux hommes l'un de liberté, rude et épineux au commencement, mais dans la suite très-agréable; l'autre d'esclavage, dont les commencements étaient plus aisés, mais la suite laborieuse. C'était conseiller assez intelligiblement aux Samiens de défendre leur liberté. Ils renvoyèrent l'ambassadeur de Crésus avec peu de satisfaction.

Crésus se mit en état de les attaquer. L'ambassadeur lui dit que, tant qu'ils auraient Esope avec eux, il aurait peine à les réduire à ses volontés, vu la confiance qu'ils avaient au bon sens du personnage. Crésus le leur envoya demander, avec promesse de eur laisser la liberté s'ils le lui livraient. Les principaux de la ville trouvèrent ces conditions avantageuses, et ne crurent pas que leur repos leur coûtât trop cher quand ils l'achèteraient aux dépens d'Ésope. Le Phrygien leur fit changer de sentiment en leur contant que les loups et les brebis ayant fait un traité de paix, celles-ci donnèrent leurs chiens pour otages. Quand elles

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