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destie; cet air, que l'on voudrait rendre méditatif et qui n'est que sournois, ce maintien dont l'apparente quiétude laisse percer une agitation secrète, à qui tout cela peut-il appartenir ?.... Je consulterai mon Lavater.

-Je me trouve dans la même incertitude, à la vue d'un homme à figure maigre et blafarde, vêtu d'un habit dont l'étoffe nouvelle est coupée dans la forme antique. Sa tête, coiffée d'un chapeau à trois cornes, est beaucoup trop petite pour son corps, et son corps infiniment trop gros pour les jambes fluettes qui lui servent de base. Ce personnage dégingandé tenait en main un écrit qu'il avait l'air d'apprendre par cœur, en même tems qu'il en déchirait un autre. J'ai recueilli quelques petits fragmens de ce dernier; mais, faute de liaisons, je n'ai pu y rien comprendre. Cet homme, qui suait la sottişe et la vanité par tous les pores, ne rendait le salut à personne; mais, en revanche, je le voyais se courber jusqu'à terre devant un carrosse vide, derrière lequel il y avait trois laquais. Pour cette fois, ma pénétration est toutà-fait en défaut. Après y avoir bien réfléchi, je

ne vois pas à quoi l'on pourrait reconnaître un homme qui ne paraît être ni de son siècle, ni

de son pays.

Je terminerai par une observation générale,

où l'on pourrait trouver la source d'un fort long commentaire.

En marchant, les gens qui pensent au passé regardent à terre; les gens qui pensent à l'avenir regardent au ciel; les gens qui pensent au présent regardent devant eux; les gens qui regardent dé côté et d'autre ne pensent à rien.

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NO XXVII.

28 décembre 1815.

DICTIONNAIRE

DES GENS DU GRAND MONDE.

Parlons des maux sans fin qu'un sens pris de travers,
Source de toute erreur, sème dans l'univers.
BOIL., sat. 12.

Le meilleur ouvrage que l'on pût faire sur la morale et sur la politique serait un Dictionnaire où l'on assignerait irrévocablement la valeur des mots que chacune de ces deux sciences emploie. Tous les vices, toutes les erreurs, tous les crimes, toutes les sottises dont la morale et la politique ont à gémir, ne sont, à bien prendre, que de fausses applications de termes mal définis. Supposons, par exemple, que depuis la première guerre punique jusqu'à nos jours, les mots d'alliance, de traité, de serment, de convention, de balance politique, de limites naturelles, n'eussent jamais eu qu'une

seule et même signification; que cette signification, claire, précise, invariable, n'eût été susceptible d'aucune interprétation équivoque, d'aucune acception étrangère à sa définition pri

mitive: que de guerres évitées! que de trahisons prévenues! que de conquêtes, de spoliations, de honte et de sang épargnés! Le royaume des Lombards n'eût pas été détruit, et Carthage subsisterait peut-être encore. *

On conçoit, jusqu'à un certain point, cette obscurité du langage politique les cabinets, toujours prêts à se tromper entr'eux, n'ont pas besoin de s'enténdre, et ils ont encore moins besoin d'être entendus des peuples; mais la morale est à l'usage de tout le monde : elle est également nécessaire aux individus, aux nations et à ceux qui les gouvernent; il semble donc que tous les mots de cette science devraient avoir pour ainsi dire une valeur numérique, et que les substantifs amitié, conscience, vice, vertu, devraient porter à l'esprit des idées aussi claires

* On sait que les Romains, abusant de la double signification des mots urbs et civitas, détruisirent Carthage de fond en comble, sous prétexte qu'ils avaient promis de conserver la cité, mais non pas la ville.

que les chiffres 1, 2, 3 et 4, sur l'expression desquels on ne varie jamais il n'en est cependant pas ainsi; d'une année, d'une maison, d'une personne à l'autre, ces termes changent d'acception, et quelquefois expriment des idées tout-à-fait contraires. C'est principalement dans cette partie de la société que l'on appelle ou plutôt qui s'appelle elle-même le grand monde, que ces aberrations du langage sont les plus fréquentes et les plus étranges. Elles ont dû me frapper, plus vivement qu'un autre, moi qu'un long séjour au milieu des peuples sauvages a privé de ce tact délicat, de ce sentiment des convenances qui modifient l'expression dans le langage, comme les signes à la clé modifient, en musique, l'accent et l'accord de la note. Je me suis bientôt aperçu que je ne savais pas la Jangue du monde où je vivais; et comme je suis dans l'âge où l'on ne peut plus avoir de maître que soi-même, j'ai pris le parti, pour refaire mon éducation, de composer un Dictionnaire à mon usage, auquel je puisse avoir recours au besoin. J'en vais citer quelques fragmens, où l'on trouvera la preuve que l'on peut fort bien entendre une langue que l'on ne parle pas.

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